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— Personne ne le regrette plus que moi…

— Et que faites-vous maintenant ?

J’ai joint mon pouce et mon index en les arrondissant pour décrire un cercle parfait.

— Ça… Las de Paris, j’ai abandonné tout ce que j’avais, c’est-à-dire pas grand-chose, pour venir tenter ma chance sur la Côte. On m’avait laissé miroiter une situation à Radio Monte-Carlo… Mais ça n’a pas abouti… J’ai provoqué la malchance en duel au casino… Elle m’a battu à plates coutures… Voilà…

Je me suis levé. Je commençais à avoir des fourmis dans les jambes.

— Je vais vous demander la permission de prendre congé.

— Où allez-vous ?

— Nulle part… C’est un endroit que je commence à bien connaître.

Ève a regardé sa sœur.

— Tu sais à quoi je pense, Hélène ?

Son aînée semblait rêvasser. Elle a tourné vers l’infirme un regard flottant.

— Ce serait magnifique si M. Menda pouvait enregistrer mes poèmes sur mon magnétophone, tu ne crois pas ?

— Certainement, ma chérie.

La jeune fille blonde était surexcitée tout à coup.

— Ça vous ennuierait ? m’a-t-elle demandé… Avec votre voix si prenante, je suis certaine que mes pauvres vers feraient illusion. Vous resteriez à déjeuner avec nous ?

Le mot était magique pour mon estomac vide. Je n’avais rien absorbé depuis la veille et j’aurais fait n’importe quoi contre un steack saignant sur un lit de pommes frites. Néanmoins, un vieux fond de probité m’a poussé à objecter :

— Vous savez, je ne sais pas déclamer…

Ève a secoué sa merveilleuse chevelure pâle.

— Justement, les poèmes que je compose ne doivent pas l’être.

De toute évidence, c’était une fille capricieuse devant laquelle tout le monde pliait.

Alors, j’ai fait comme tout le monde…

CHAPITRE III

L’après-midi, je fumais une cigarette dans le patio en compagnie de mes hôtesses. J’avais enregistré quatre petits textes qu’Ève appelait poèmes, mais qui étaient bien davantage les cris de désespoir d’une ravissante fille de vingt ans clouée dans un fauteuil de paralytique. Leur lecture m’avait quelque peu déprimé. Ils contenaient un si amer désenchantement que le soleil me paraissait moins joyeux.

L’existence de ces deux filles, dans cette grande maison baroque, ne devait pas être drôle, malgré la fortune dont visiblement elles jouissaient. Au bout de quelques heures, sans qu’aucune des deux m’eût fait de confidence, j’avais compris la situation… Ève était restée paralysée à la suite d’une attaque de polio et sa sœur aînée lui avait consacré sa vie. Mais les infirmes sont égoïstes. Ève en voulait à Hélène de son abnégation. Ce cadeau-là devait être difficilement acceptable.

J’ai fermé à demi les yeux. Je ne voulais pas songer au futur qui se préparait ! Il fallait que je savoure la rare qualité de cet instant.

Tout était fameux à vivre : la paix blonde du patio, le murmure de l’eau dans le bassin de mosaïque, le ramage des oiseaux froissant les feuillages vernissés et, plus que tout le reste, la présence de ces deux filles…

À travers mes paupières mi-closes je les observais. Hélène ressemblait à une statue grecque. Elle avait un beau visage calme et noble. Chacun de ses traits donnait une impression de perfection absolue. Assise, très droite dans sa chaise de jardin, elle paraissait écouter quelque voix intérieure et son air attentif me plaisait. J’aurais voulu être peintre afin de pouvoir l’immortaliser sur une toile. Quant à Ève, elle triturait la peau d’ours couvrant ses jambes. Une peau d’ours sous un tel soleil ! Je ne comprenais pas très bien… Évidemment ses pauvres jambes n’étaient plus sensibles au chaud ni au froid, mais pourquoi cet anachronisme ? Par coquetterie ? Par bravade vis-à-vis d’elle-même ?

Son infortune était d’autant plus terrible qu’on la devinait faite pour vivre une vie exceptionnelle. Elle était idéalement belle et possédait une intelligence très vive. Bien qu’il m’inspirât une espèce de vague répulsion, son corps admirable sollicitait mon regard malgré moi. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer ses seins parfaits sur lesquels aucune main d’homme ne se promènerait jamais.

— À quoi songez-vous, Monsieur Menda ? m’a-t-elle brusquement demandé.

J’ai écrasé ma cigarette dans le cendrier fixé à l’accoudoir de mon fauteuil.

— Je ne songeais pas : je flottais sur un nuage…

Hélène est sortie de sa torpeur. Ses yeux contenaient quelque chose de pathétique, comme l’appel d’un être en perdition.

— C’est mon premier jour de bonheur depuis des mois, ai-je ajouté.

J’étais sincère, elles l’ont bien senti.

— Il ne tient qu’à vous qu’il se renouvelle, a assuré Hélène Lecain.

— Vous êtes très gentille, merci…

— C’est nous qui vous remercions, n’est-ce pas, Ève ?

L’infirme n’a pas répondu. Elle semblait préoccupée.

Il y a eu un silence huileux, puis Ève a fait claquer ses doigts.

— Pourquoi ne vous installeriez-vous pas quelque temps ici, en attendant de trouver une situation ?

La proposition m’a coupé le souffle.

— Y songez-vous !

— Depuis deux bonnes heures je ne songe qu’à ça !

— Mais à quel titre ?…

— À titre d’ami. Nous n’en avons pas, il faut un début à tout, pas vrai, Hélène ?

Ce qu’il y avait d’étrange dans la conversation de ces deux filles, c’était que jamais l’une n’émettait une idée sans solliciter l’approbation de l’autre. À force de vivre ensemble et de se consacrer mutuellement leurs vies, elles avaient fini par constituer une espèce d’individualité à deux visages. Au point que lorsque je m’adressais à l’une, automatiquement je regardais l’autre.

— Certainement, ma chérie…

J’ai secoué la tête…

— C’est tout à fait impossible, Made…

Elle a frappé rageusement la roue de son fauteuil.

— Et pour l’amour du Ciel, ne me donnez plus du Mademoiselle. Je m’appelle Ève, vous Victor, ma sœur Hélène… Bon, maintenant expliquez-moi pourquoi c’est impossible ? Vous êtes un garçon sympathique et nous avons besoin d’une présence étrangère dans cette maison… J’en ai assez, du visage sinistre d’Amélie !

— Voyons, Ève…

La jeune fille a haussé les épaules.

— Je dis ce que je pense. Ma vie est déjà assez moche, non ? Tu ne t’en rends pas compte ? Je suis comme un oiseau sans pattes dans une cage dorée… Cette propriété me sort par les yeux… Je connais cette fontaine par cœur… Le bruit de son jet d’eau me ronge les nerfs…

— Calme-toi, Ève !

Hélène avait retrouvé sa voix grave, son air de maîtresse de maison organisée.

L’infirme a donné quelques petits coups secs sur l’une de ses roues et le fauteuil a pivoté sur place. C’était sa façon de nous tourner le dos.

— Monsieur Menda, a-t-elle repris, vous êtes fauché…

— Ève ! s’est écriée Hélène, scandalisée…

— Complètement fauché ! a hurlé la jeune fille… Si vous ne restez pas ici, demain vous ne saurez pas où manger… Vous croyez que ça ne se voit pas, peut-être ?

J’ai fait la seule chose qui me restait à faire. Je me suis levé. M’adressant à Hélène, j’ai déclaré :

— Merci pour votre excellent repas…

Puis je suis parti à grandes enjambées, digne comme un lord-maire.