« Sana, mon grand, avant le meurtre, y a-t-il eu une modification dans le déroulement de la cérémonie, par rapport aux fois précédentes ? »
Je ferme les yeux, plus voir cette artère de Louveciennes, mélancolique dans l’automne, avec ses murs gris, ses toits d’ardoise pour la plupart et ces rafales de feuilles mortes chahutées par le vent.
Ma musique intérieure, un peu vivaldienne sur les bords, retentit. Ma cervelle se fait cristalline.
« Oui, me réponds-je, il y a eu une modification de l’ordonnancement : la présence des deux petites filles promues demoiselles d’horreur. C’est nouveau dans la cérémonie. Aux débuts, une jouvencelle nommée Elise tenait ce rôle. Et puis il s’est produit une vacance et, enfin, le maire a proposé ses mouflettes cette année, en bon traîne-lattes de studios toujours à l’affût d’une gratte. »
La présence des deux fillettes a-t-elle modifié quelque chose aux rituels précédents ?
Réflexion du géant de l’esprit, puis, la gamberge du maître :
« Oui, à cause de ses gamines, le pseudo-maire n’a pas pénétré dans la chapelle. »
Question spontanée au génial penseur :
« Et cela a changé quoi ? »
Spontanément, le surdoué des lettres répond :
« Rien. »
Mais il récupère sa réponse, l’efface en traçant des « x » par-dessus et en propose une autre :
« Ça change tout pour le maire, puisque, ainsi, il a eu la vie sauve. »
Ultime question au colosse de la déduction :
« Mais est-ce important pour l’affaire ? »
L’ordinateur vivant met quelques fractions de seconde à se décider :
« Apparemment, non, mais faut voir… »
Terminé. Je rouvre les yeux, glisse ma cervelle dans son écrin satiné et descends de bagnole pour gagner l’étude de maître Lachoz-Auclair qui se trouve à un jet de sperme d’ici.
Les notaires, on les imagine toujours gros, rubiconds et chauves, avec des fringues aménagées dans les redingotes de leurs grands-pères. Celui qui me reçoit dément cette idée reçue, vu qu’il est jeune, blond, tignassu, et vêtu d’une veste sport à chevrons et boutons de cuir.
L’affaire. Pardon L’AFFAIRE de Louveciennes le passionne car toute la presse du jour recouvre son burlingue à la page où. Ma survenance concrétise, si je puis dire, les papiers. Étant dans le coup, il me connaît de réputation et se montre plus que flatté de ma visite.
— Oh ! oh ! le fameux commissaire San-Antonio à mon étude ! Quel honneur ! Je crois deviner ce qui vous amène.
Il caresse de la main les imprimés du jour étalés par-dessus ses dossiers.
— Ça, n’est-ce pas ? Vous avez appris que je suis leur notaire et…
Pas besoin d’avoir à le convaincre. Il dit tout à ma place, ce qui aide à vivre. C’est rarissime chez les tabellions.
— Vous voudriez savoir ce que je pense de ce couple ? Entre vous et moi, commissaire, côté mental, ça claudiquait un peu. Cela, on vous l’aura fatalement déjà dit. De la fortune ? Oui, pas mal. Des deux côtés. Le jeu des héritages. Ils avaient de quoi vivre dans le luxe mais se contentaient de l’aisance.
Content de sa formule, il la répète, cherchant par quelles judicieuses coupures il pourrait la transformer en un alexandrin bien fagoté, mais elle est réticente et il abandonne.
— Ils menaient une existence plutôt fermée. Ne se déplaçaient presque jamais l’un sans l’autre. Se tenaient par la main comme des adolescents amoureux. Touchant ! Ridicule mais touchant.
Comme il doit ramasser avec ses soufflets un peu d’oxygène de qualité inférieure qui passait par là, j’en profite pour aborder une question qui me préoccupe :
— Il paraîtrait qu’ils ont hébergé une jeune parente, pendant assez longtemps ? Une adolescente prénommée Elise ?
Le dynamique tabellion acquiesce.
— Je vois. Ce n’était pas une parente, mais la fille d’une employée qu’avaient eue les parents de Mme Lerat-Gondin, née Blagapare. Mère célibataire, je crois. La gosse en nourrice, puis dans des semi-orphelinats. Un jour, les Lerat-Gondin, touchés par la grâce, la recueillent. J’ai eu l’occasion de me rendre chez eux à deux reprises, cette gamine c’était plutôt Cosette à l’époque Thénardier qu’à l’époque Jean Valjean.
Re-contentement du maître, lequel, redit à nouveau sa phrase ; mais merde : il fait trop long décidément pour pouvoir alexandriner ses formules, ce qui permettrait de les mieux retenir et de les glisser en douce sous la porte de la postérité.
— Qu’est-elle devenue ?
Bien que facond, il répond par un haussement des pôles (le Nord se trouvant nettement surélevé par rapport au Sud).
— Je l’ignore. Un jour on a cessé de la voir dans le pays. Je suppose que sa mère se sera casée et l’aura reprise. Ça se passe souvent ainsi chez les ancillaires engrossées quand elles vieillissent.
— Quel âge avait la gamine au moment de sa disparition ?
Il réfléchit.
— Quoi vous dire, commissaire ? Le genre bringue mal ficelée. Un minois, mais maigrichonne et sauvage. Treize, quatorze ans, peut-être moins.
— Les Lerat-Gondin vous ont parlé de ce départ ?
— Non. Mais vous savez, commissaire San-Antonio (il déguste mon blase en fin gourmet), je les voyais très peu. Environ deux fois l’an. Il y avait le rituel de leur déclaration d’impôts dont je m’occupais bien que ça ne soit pas dans mes attributions, mais comme ils me confiaient leurs biens à gérer je ne pouvais moins faire. À ce propos, je tiens l’état de mes placements à votre disposition. Comme ils étaient du genre méfiant, j’y allais dans le « père de famille » : des obligations, des bons de caisse, de l’or, de l’immobilier, sur la pointe des pieds. Au commencement du krach boursier, le vieux est venu me voir, affolé. Mais comme je ne lui avais pas constitué de portefeuille d’actions, il est reparti rasséréné et plein d’estime pour moi.
— Et vous savez qui va hériter ce gentil paquet d’osier, maître ?
— Cette bonne blague ! Je suis leur notaire, non ?
— Alors ?
— Vous avez un document qui me donne quitus d’une telle confidence ?
— Oui : ma parole d’honneur de garder votre réponse pour moi.
Il murmure :
— Il paraîtrait que vous avez assisté au drame ?
— En effet.
— Et que vous ne faites plus partie de la police d’État ?
— Affirmatif, maître.
Je me penche sur son burlingue :
— Je sais que les gazettes se foutent de ma gueule, mon cher ami, c’est bien pourquoi j’ai à cœur de percer ce mystère avant mes ex-confrères ! Je remercie la Providence de placer en face de moi un notaire qui ne ressemble pas à ceux que décrivait si admirablement mon camarade Balzac, sinon je l’aurais dans le cul, maître. Mais vous, vous savez qui est San-Antonio alors vous allez lui donner un coup de main, mon vieux. Si je me goure, on se dit bye-bye et je cours vivre ma vie ailleurs.
Impressionné, il se lève.
— Le dossier Lerat-Gondin se trouve sur le troisième rayon de ce classeur, dit-il. Vous me pardonnerez, mais c’est l’heure où je vais me faire turluter le Nestor par ma secrétaire privée, comme vous l’écririez dans vos bouquins.
Et il sort en se retenant de rigoler.
CHANT 10
C’est marrant, « une équipe », ça prend vite des habitudes, un comportement, un mode de pensée.