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— Mathieu est à l’Élysée, fait observer Bojard.

Il croise ses mains sur son sous-main, histoire d’en justifier le nom. Visiblement, Adolphe se demande ce qu’un collègue en vacances vient foutre chez lui à un moment essentiel de son activité.

— Je ne vais pas te casser les pruneaux très longtemps, promets-je. J’ai besoin de quelques éclaircissements à propos d’un client à moi qui défraye la chronique en ce moment.

— Si je peux, soupire mon confrère.

— Georges Huret, lâché-je. Cet employé de banque qui confondait le coffiot des clients avec sa tirelire, tu y es ?

Bojard opine, puis, sans hésiter, arrache d’une pile un classeur vert pourtant tout pareil aux autres. Il l’ouvre, feuillette distraitement des rapports, puis le referme d’un geste d’organiste rabattant le couvercle de son clavier.

— Un petit malin téméraire, déclare-t-il. Il devait mijoter ça depuis des années. Vendredi dernier il est allé travailler avec une valise, en déclarant qu’il partait en week-end. En fin d’après-midi, il a vidé les coffres préalablement repérés, puis il a filé tout droit à Orly où ses bagages personnels se trouvaient déjà à la consigne. On a eu le tuyau hier, en fin de journée.

— Il est marié ?

— Non. D’ailleurs c’est du travail de célibataire. Toujours se méfier des vieux garçons : ils sont disponibles. La liberté finit souvent par leur monter à la tête.

— Une gonzesse, là-dessous ?

— Je n’ai pas l’impression, Huret est un solitaire. Un petit bougre méticuleux en apparence, mais qui vivait dans un taudis. Sa concierge est formelle : il ne recevait personne et sortait peu. Il lui a raconté qu’il partait à un congrès numismatique en province, car il collectionnait des pièces de monnaie.

— Il les a emportées ?

— Probablement puisqu’on n’en a retrouvé aucune chez lui. Donc, il a demandé à la pipelette de téléphoner à la banque le lundi matin pour annoncer qu’il était malade. Elle a bien voulu lui rendre ce petit service. Comme il était bien noté au C.A.B.E., ses chefs ont enregistré son absence sans la moindre arrière-pensée. De la sorte il a bénéficié de plusieurs jours de sursis.

— O.K. ! et à Orly ?

— Il aurait pris l’avion pour Londres.

— Aurait ? m’étonné-je.

— Mes gars essaient d’en avoir la confirmation. Il est probable qu’il a retenu son billet sous un autre nom. Peut-être aussi possède-t-il de faux papiers. Si c’est le cas, veux-tu parier qu’il les a traficotés lui-même, tout comme il a exécuté la copie des clés ? C’est un bricoleur.

— Pourquoi, London ? On a retrouvé son signalement ?

— Bêtement : une fille de son immeuble est hôtesse d’accueil à Orly. Elle l’a aperçu alors qu’il pénétrait dans la salle des départs pour Londres.

— Il est gonflé d’affronter les douanes avec tous ses diams, ses titres et sa joncaille…

— Pff, fait Bojard, ce n’est que deux petits mauvais moments à passer. Tu la trouves sévère, toi, la douane ? Ils ouvrent une valise sur combien, maintenant, dans les aéroports, avec l’intensité du trafic ? Tu veux que je te dise ? Une sur mille ! Et encore…

À un frémissement de ses mains je devine qu’il aimerait bien me voir partir, vu que c’est l’heure de sa conférence matinale. Ses limiers doivent ronger leur frein dans les locaux voisins.

— Plus qu’un tuyau et je débarrasse le plancher, Grand ; l’adresse de Huret, à Paris, s’il te plaît ?

— 114, rue de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Dis-moi, tu ne m’as pas l’air de bien le connaître, ton client ? remarque Adolphe de son ton jovial.

— Pas encore, mais j’apprends. Tu n’aurais pas une bonne photo du personnage ? Sur le canard d’hier il avait l’air d’un fromage blanc.

Mon éminent confrère farfouille dans son dossier vert.

— C’est pour la poche ou pour encadrer ? me demande-t-il.

— Je crois que si je le rencontre, ce sera pour encadrer, promets-je. En attendant, donne-moi une épreuve pas trop encombrante…

Il pêche une photo d’identité, du genre de celles dont on obtient quatre exemplaires pour un franc dans les cabines à tabouret pivotant des Prisunic, et me la tend.

— Ça te va ?

— Adjugé ! Il a un air vraiment lamentable, ce pèlerin, curieux qu’il se soit laissé aller à exécuter un coup aussi fumant.

— Mais non, au contraire : il s’embêtait, philosophe Bojard. Dis-moi, Vieux. Tu pars quand à Londres ?

Son œil bleu est éperdu d’innocence. Je lui donne une bourrade.

— Ce jour d’hui, mon Divisionnaire.

— Tu as de la chance de pouvoir batifoler à ta guise, grommelle mon ami, nous autres, tout ce qu’on a le droit de faire c’est d’alerter Scotland Yard et de courir au bord de la Manche avec des jumelles…

— À quoi songes-tu, m’man ?

— À la Tour de Babel, soupire Félicie. Je trouve regrettable que les hommes ne parlent pas tous la même langue. On dirait qu’ils ont cherché à se compliquer la vie par plaisir.

Elle est assise dans un fauteuil du Hilton, regardant l’agitation du hall tandis que j’accomplissais les formalités d’admission. M’man ajoute :

— Tous ces gens, qui pensent pareil, mais qui le disent autrement…

Je lui tends la main pour l’aider à s’arracher du fauteuil.

— Et tu les comprends, n’est-ce pas ? demande-t-elle avec une petite lueur d’orgueil maternel dans la prunelle.

— Je comprends l’anglais, rectifié-je, mais pas tellement les Anglais…

Nous suivons le réceptionnaire vêtu de noir jusqu’aux ascenseurs. C’est un jeune gars mélancolique et enrhumé qui a dû confondre l’hôtellerie avec les pompes funèbres et qui précède la clientèle comme s’il s’agissait d’un corbillard. Il nous emporte jusqu’au huitième étage du building où il nous ouvre les portes de deux chambres avec la grâce que doit mettre un gardien de prison à héberger le vampire de Düsseldorf. La demi-livre (sans os) que je lui refile me vaut une sèche inclinaison de tête après quoi le constipé encéphalique se retire.

— Il fait une drôle de tête, murmure Félicie, aurais-tu eu un accrochage avec lui ?

— Non, m’man, et ne t’imagine pas non plus qu’il soit francophobe ou hépatique, mais l’Anglais ne tolère les étrangers que lorsqu’ils sont chez eux.

— C’est-à-dire lorsque lui-même est étranger, objecte Félicie.

— Un Anglais n’est jamais étranger, il a l’impression que le monde réel c’est l’archipel britannique et que tout le reste est une sorte de dominion. En vertu de ce sentiment, je suppose que la perte de son empire colonial ne l’a pas affecté en profondeur, car il n’y a pas cru.

— Je vais déballer nos valises, annonce ma mère. Tu veux sortir un peu, en attendant ? Surtout ne t’occupe pas de moi, mon chéri, va à tes occupations.

Je pique un Davidoff numéro un dans mon attaché-case de cuir noir qui me donne l’air, soit d’un jeune P.D.G. plein d’avenir, soit d’un représentant en stylos fatigué.

Je ne fume le cigare que lorsque je reçois ou que je suis en voyage d’agrément. C’est pour moi un symbole conventionnel de la relaxation et des vacances…

Suis-je bien en vacances ? Malgré cette enquête privée, je me sens détendu, peinard. Probablement à cause de la présence de ma Félicie ? C’est elle qui crée l’ambiance d’évasion…

— Je préfère t’attendre ici, dis-je. J’en profiterai pour faire le point. Tu bois quelque chose, m’man ? Je vais appeler le room-service.

Elle sourit, intimidée déjà.

— Eh bien, mon Dieu, j’essaierais volontiers le fameux thé anglais.