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Du coup, je me mets à éprouver un bizarre sentiment de compassion. Si je vous disais que ma sensibilité dérouille ? Sans charre ! J’ai du vague à l’âme… Il me semble entrevoir une lueur, deviner confusément quelque chose d’incroyable, quelque chose que je me refuse à accepter de butanblanc.

— Elles ont été dures ! affirmé-je. Pour maman surtout.

Un temps, je hasarde pudiquement :

— Raconte…

— Quoi ?

— Tout !

Beau dialogue, hein ?

— Pas ici, ce serait trop long. Tu prends quelque chose ?

— Non, j’ai beaucoup bu dans l’avion.

Il jette un bifton bleuâtre et mou sur le comptoir.

— Viens, allons à la maison…

On sort côte à côte. Il me tient le bras. Il a un peu d’asthme et sa respiration miaule quand il marche. On débouche sur l’esplanade, devant l’aéroport. Des taxis attendent, sans trop espérer d’ultimes voyageurs. Nous en frétons un. Ce sont tous des Mercédès délabrées et les chauffeurs portent une casquette plate à visière de cuir bouilli. Mon compagnon jette une adresse que je pige mal. Le bahut déboule en direction de la ville, par des avenues désertes bordées d’arbustes en fleurs.

Le barbu me prend la main.

— Si tu savais comme je suis heureux ! Quel grand jour pour moi !

— Et pour moi, donc ! m’empressé-je.

— La vie est étrange, n’est-ce pas, Georges ?

— Faut la vivre pour s’en rendre compte, philosophe l’éminent San-Antonio.

On continue de la sorte pendant cinq minutes, ce qui ne fait guère progresser ma route vers la lumière, vous vous en doutez. Après quoi le taxiteur nous laisse dans une petite rue du Bairro Alto qui s’appelle rua das Gàveas.

Mon compagnon règle la course. Il fait tiède. Le ciel est consterné d’étoiles, comme dit le pauvre cher Béru. À quelques mètres de là, l’enseigne lumineuse d’un petit cabaret affole les moucherons de nuit. À Severa, ça s’appelle. Des chants nostalgiques s’en échappent. Voilà que je débarque en plein fado. Le portier de la taule est assis sur le bord du trottoir et s’évente de sa casquette galonnée. Il discute le bout de gras avec un nain en manches de chemise qui tient un panier plus grand que lui. Leur conversation rocailleuse retentit dans la rue comme une brouettée de graviers renversée.

— C’est ici, Georges !

Un immeuble dont la façade entière est garnie de carreaux de faïence qui doivent être bleus ou verts. Il y en a beaucoup à Lisbonne, dans les vieux quartiers. Ils font un peu ressembler les maisons à des établissements de bains, mais ça donne un certain caractère à la ville dont j’aime le moutonnement, les rues qui fuient en débandade, les volées de marches ralliant une artère à une autre à travers des immeubles biscornus.

Je suis mon mentor dans une maison qui sent le légume pourri (un marchand de primeurs en occupe le bas). On bute dans un vélo enchaîné à un anneau scellé dans le mur du couloir. L’éclairage est minable, insuffisant. Une petite ampoule dont la longévité constitue un exploit pend dans la cage d’escalier, très haut, au bout d’un long fil. Les chiures de mouches l’ont complètement noircie.

Les degrés de bois craquent sous nos pas. Il n’y a qu’une porte par étage. Au premier, mon guide s’arrête et tire une clé de sa poche.

— Entre !

J’obéis, clignant les yeux dans la lumière vive d’un plafonnier de verre blanc cru.

L’appartement est très modeste. Une grande pièce servant de chambre et de living ; un recoin cuisine sans fenêtre qui fait également salle d’eau. C’est tout. Les cagoinces sont en bas, dans la cour.

— Assieds-toi, Georges. On va arroser ça, mon petit. J’ai mis une bouteille de champagne au frais. Du vrai, de chez nous ! Bien brut !

Je remarque une boutanche à col doré dans une bassine, sur l’évier. Un filet d’eau coule continuellement dessus, pour la rafraîchir.

— Ce n’est pas l’idéal, bien sûr, car je ne possède pas de réfrigérateur, le confort et moi, tu sais… Mais bast, je m’y suis habitué. J’ai passé de sales moments, tu sais…

— Je m’en doute !

Il débouche la roteuse à petits gestes tremblants, maladroits. Il sert. C’est tiède, alors ça mousse de façon extravagante.

— À ta santé, mon petit.

— À la tienne !

Sa main tremble, la bave du champ’ dégouline sur son maigre poignet.

— À la tienne, qui, Georges ?

C’est ici que les satrapes s’attrapèrent, comme le dit si joliment madame Marguerite Duras dans son prochain livre. Faut plonger. Fonce ou crève !

Je reprends souffle et je soupire, confiant en ma bonne vieille jugeote :

— À la tienne, papa !

Un moment de gêne qu’on escamote en plongeant nos pifs dans nos verres. Brrr, quelle saloperie ce champagne. Çui de la T.A.P. était meilleur.

— Fameux, hein ? demande le père Huret.

— Merveilleux, mais tu as fais des frais !

— Un jour comme aujourd’hui, ce serait malheureux de lésiner. Toi ! Toi, enfin ! Ici, avec moi ! Oh, Georges, Georges, je n’aurais jamais cru la chose possible.

— Tu m’as promis de tout me dire, papa !

J’ai un petit pincement en employant ce mot. C’est vrai que je ne m’en suis pratiquement pas servi. Quand il est… lorsqu’il s’est… absenté, mon dabe, j’étais si jeune. Lentement, les deux syllabes se sont retirées de ma vie. Papa, c’est devenu un terme familier pour héler un aîné, comme Pinuche par exemple. Autrement… Et voilà que je le réemploie, en situation. Papa ! Ça me bouleverse secrètement. J’ai l’impression d’être Georges Huret pour de bon.

— Par quoi veux-tu que je commence ?

— Ben… par le… l’histoire de la Libération.

Il fronce le nez.

— Horrible ! Ils m’ont abattu comme une bête, à la mitraillette, juste devant ton école. Il y en avait d’autres, des amis, des gens que je connaissais de vue. On aurait dit que le monde était devenu fou. On nous traitait d’espions, d’assassins, de traîtres… Ah, je sais ce qu’est la mort, Georges, car je suis mort ! Ensuite on nous a chargés pêle-mêle dans un camion et conduits je ne sais plus dans quel cimetière où une fosse commune était prête.

C’est au moment de me faire basculer qu’un des fossoyeurs s’est aperçu que je râlais. Il était le gardien du cimetière. Alors, pris de compassion, il m’a emmené chez lui, m’a soigné comme il a pu.

J’ai survécu. Lorsque ç’a été mieux, j’ai été tenté de vous avertir, mais ta mère, comment dire… a toujours été un peu… heu… dérangée, Georges. Tu ne m’en veux pas de le dire ? J’ai craint qu’elle parle et me perde. Et puis, comment t’expliquer… À ton âge tu dois pouvoir comprendre, bien que tu ne sois pas marié, mais il est des moments oh l’homme mûrissant prend conscience de son destin et éprouve l’impérieux besoin de tout recommencer. Repartir à zéro… Dans mon cas, la situation elle-même l’exigeait.

Bon, je me suis montré égoïste. Je me disais : « Plus tard, nous verrons. » Et le temps a passé. J’ai réussi à me procurer de faux papiers et à quitter la France. Le Portugal… ce n’est pourtant pas loin, mais j’en ai fait le bout du monde… J’ai connu des fortunes diverses. Il m’est arrivé de gagner pas mal d’argent. Une femme m’a ruiné, c’est sans doute justice. J’ai vieilli. Et puis voilà…

Il se verse un nouveau verre. M’est avis qu’il tute un brin, le vieil expatrié.

Drôle d’histoire que la sienne. Ce que je ne m’explique pas, c’est le biais par lequel elle se rattache à l’affaire de la banque.

Il semble las. Comment peut-il croire que je suis son fils ? La voix du sang s’est-elle donc complètement tue, en lui ?