Et maintenant, la fuite. Je retraverse le salon puis j’enjambe le chat qui s’en fiche toujours. Qu’est-ce qui m’a pris de dire : « Par pitié, ne me mangez pas » ? C’est complètement idiot. Il n’existe pas une seule situation dont on puisse se sortir avec une phrase aussi stupide. À la rigueur devant un cannibale… et encore, puisque de toute façon il ne parle certainement pas notre langue.
Je pense en avoir fini avec les émotions fortes. J’ai tort. Au moment de quitter l’appartement, une affichette scotchée sur la porte à côté d’une liste de commissions attire mon attention.
« Le 25 février, venez fêter la liberté retrouvée de Hugues et découvrir la belle Tanya, l’élue de son cœur. Soirée costumée, boissons à gogo, no limit, ne manquez pas la fête de l’année chez Hugues et Tanya ! »
Je suis sciée. Je sais, ça m’arrive souvent mais là, avouez quand même qu’il y a de quoi. Il me vire, il raconte n’importe quoi sur moi, il m’insulte, me coupe le téléphone, et après il fait la fête ? Émilie ne voudra jamais me croire. Je sors mon portable et je fais une photo pour garder une preuve. Une fois encore, la rage m’étouffe et la haine me consume. Je me retourne vers l’appartement. S’il n’était pas déjà en vrac, je le mettrais à sac, mais ils s’en sont chargés eux-mêmes. Il faut quand même que je casse quelque chose pour évacuer la pression. Ou mieux encore, que je lui pique quelque chose. Je vais lui carotter un truc qui lui manquera, dont il ne se rendra pas forcément compte tout de suite. Je regarde partout et soudain j’ai l’idée du siècle, celle qui va me valoir d’entrer au panthéon des grands criminels.
Je sais que je n’aurais pas dû. Je sais que c’est crétin. Je suis consciente que ça va m’attirer de gros ennuis, mais si vous vous êtes déjà trouvé dans mon état, alors vous savez que, dans ces moments-là, les raisonnements et les leçons de la vie n’ont plus aucune prise sur votre comportement.
Je suis partie de l’appartement en volant deux choses : la part de pizza qui était toujours collée à mon genou, et le début de mes ennuis.
19
— Où étais-tu ce matin ? J’étais morte d’inquiétude…
— Ferme la porte, Émilie, personne ne doit entendre. Je suis désolée de t’avoir angoissée, mais j’avais quelque chose à faire, et seule. Il le fallait. Je me sens beaucoup plus légère à présent. Ça m’a fait du bien au-delà de tous mes espoirs.
— Tu as couché avec le stagiaire ?
— Non, espèce d’obsédée !
Je sors le courrier de Mémé Valentine du tiroir de mon bureau.
— Regarde, j’ai récupéré ma lettre !
Elle s’approche, incrédule.
— Comment as-tu fait ? Tu as proposé de l’argent à Hugues ? Tu l’as menacé avec un fusil ? Tu ne l’as pas tué, au moins ?
— Figure-toi qu’en rangeant des vêtements, j’ai retrouvé une clef de son appart que je croyais avoir perdue. Je suis allée là-bas. Une vraie porcherie.
Elle s’empare de ma main droite, couverte de griffures et de lacérations.
— Qui t’a blessée comme ça ? s’inquiète-t-elle. Dans quel plan foireux as-tu encore été te fourrer ?
— Alors voilà, c’est un peu compliqué, mais pour faire court, dans l’appart de Hugues, j’ai volé un chat.
— Quoi ? Mais…
Je ne la laisse même pas démarrer.
— Je sais ce que tu vas me sortir, je me suis dit exactement la même chose, mais nous n’en sommes plus là. Il est trop tard pour la morale. Je l’ai fait, c’est tout. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête. J’ai voulu lui piquer quelque chose qui lui manquerait affectivement, à lui et à l’autre pétasse, alors j’ai embarqué le chat.
— Tu es folle.
— Merci. Venant d’une experte de ton niveau, c’est un vrai compliment.
— Il faut que tu le rendes.
— Ben voyons. Je vais me pointer comme une fleur : « Tiens salut, je t’ai racketté ton chat, mais prise de remords suite à une apparition de Bouddha et des sept nains, je te le ramène. Tant qu’on y est, est-ce que tu pourrais me rendre mon gant de ski droit que j’ai perdu dans l’étable frigorifique qui te sert d’appart ? » Non, Émilie, je ne peux pas faire ça.
— C’est quoi cette histoire de gant ? Tu avais des gants ?
— Rapport aux empreintes, mais j’en ai retiré un que j’ai perdu. C’est pour ça que le félin ne m’a déchiqueté que la main droite.
Émilie inspecte mon bureau avec un air soupçonneux.
— Il est où ?
— Je l’ai embarqué dans un de mes cartons de déménagement que j’avais laissés sur place.
— Je veux dire là, maintenant, il est où ce chat ?
— À mon nouvel appart. Je l’ai bouclé dans une des chambres que je n’utilise pas. Comme ça, même s’il pisse partout, d’ici un an, j’ai le temps d’aérer et de désinfecter. Enfin j’espère, parce qu’on dit que ça pue vraiment…
— Marie, ça a fini par arriver.
— Quoi donc, ma rencontre avec Bouddha et les sept nains ?
— Tu as pété les plombs. Ton processeur a fondu. Je suis vraiment contente pour ta lettre mais le chat, franchement… Tu aurais dû m’en parler.
— C’est ça, comme si je n’avais pas assez de ma propre conscience. Tu aurais tenté de me dissuader d’y aller. Tu m’en aurais peut-être même empêchée physiquement.
— Pas du tout. Tu serais surprise de ce que je suis capable de faire d’insensé. Si ça se trouve, j’y serais peut-être même allée avec toi pour faire le guet.
Deblais passe dans le couloir. J’alerte Émilie d’un signe et nous interrompons notre discussion. Pour détourner les soupçons, je déclare d’une voix forte et sur un ton très professionnel :
— Eh bien merci, chère Émilie, de ces renseignements. Nous poursuivrons cette passionnante discussion lorsque j’aurai avancé sur le dossier.
Sur ses lèvres, je lis qu’elle me répond « Espèce de malade » et elle sort.
À peine le temps de me plonger dans ce satané projet de tableau qu’un autre collègue se présente à ma porte. C’est Benjamin, le jeune homme qui coordonne les expéditions internationales.
— Mademoiselle Lavigne, je peux vous dire un mot ?
Sur sa fiche anthropométrique à lui, il y aurait écrit : « Mâle sans aucun doute. Yeux bleus, cheveux bruns. Des épaules, des bras, et je suis prête à parier des pectoraux aussi… »
— Bien sûr, Benjamin, mais faites vite, j’ai du travail.
— Oh, mais vous vous êtes blessée à la main, vous saignez !
— Ce n’est rien, on vient de m’offrir un rosier carnivore pour ma fête et j’ai du mal à le nourrir…
— Mais votre fête ne tombe pas en février…
C’est étrange, moi j’aurais tiqué sur le rosier carnivore avant l’histoire de la date de la fête, mais bon. Chacun ses références. Je panse mes blessures avec un mouchoir en papier.
— Dites-moi plutôt ce qui vous amène, Benjamin.
— Je voudrais savoir si c’est le bon moment pour négocier la petite augmentation que j’espère obtenir depuis plus d’un an.
En me disant cela, il se métamorphose physiquement. C’est impressionnant. Œil de velours, sourire enjôleur. Il parle avec ses mains mais je le soupçonne d’agir ainsi pour faire rouler ses biceps. Il continue :
— J’ai vu que vous saviez vous y prendre face à M. Deblais et j’ai pensé que vous pourriez peut-être lui en toucher deux mots. En plus, je me sens beaucoup plus proche de vous que de lui. J’aime bien votre façon de faire. Vous êtes cool…