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Le beau gosse des expéditions est en train de me faire un numéro de charme. C’est clair, je vais installer une caméra dans mon bureau parce qu’il est hors de question que je ne garde pas une trace des grands moments dont celui-là fait partie. Si un jour j’ai des enfants, je pourrai leur prouver que leur maman était une véritable icône sexuelle et, en attendant d’avoir des bébés, je pourrai au moins partager ces instants d’anthologie avec les copines.

Non mais, regardez-le. Si c’était un pigeon, il aurait ses plumes toutes gonflées et il me tournerait autour en faisant « rou-rou ». Il me sort le grand jeu. C’est la démonstration éclatante de la loi secrète mise au jour l’autre soir. Les hommes tentent de nous séduire quand cela sert leurs intérêts. Ils ne le font pas par amour, ils ne le font pas pour nous, ils le font parce qu’ils veulent quelque chose de nous. Et regardez-le qui me sourit. S’il y avait un détecteur de phéromones au plafond, ça sonnerait dans tout le quartier. Mais qu’est-ce qu’il croit ? J’ai presque quinze ans de plus que lui. J’avais déjà été larguée dix fois qu’il n’était encore qu’un spermatozoïde perdu au milieu de ses frères potentiels. Franchement, j’admire sa candeur. Comment peut-il ne pas se douter qu’avec quinze ans d’avance, la vie m’a enseigné deux ou trois bricoles de plus qu’à lui ? Il doit me prendre pour la Belle au bois dormant. Je me suis piqué le doigt en filant la laine dans mon village et boum ! gros dodo pendant qu’il me doublait par la droite. Non mais franchement…

Si j’étais Jordana, je négocierais quelque chose en échange. Je prendrais le dessus. Je mettrais à profit mon avantage pour abuser de la situation. Mais les compromis et les petits arrangements n’ont jamais été mon genre. Je vais être gentille et essayer de la jouer fine. Commençons par rire bêtement, histoire de lui faire croire qu’il a gagné.

— Benjamin, moi aussi je vous aime bien.

Je joue avec mes cheveux. Le pauvre croit que je suis sous le charme. Je ne dis pas qu’il n’en a pas, bien au contraire, mais s’il croit que ses jolies petites fossettes vont lui valoir une augmentation, c’est qu’il n’a pas conscience de la valeur des choses…

— Comptez sur moi pour en parler au meilleur moment. Cela prendra peut-être quelques jours. Je viendrai vous voir dès que j’en saurai plus.

— Merci beaucoup, mademoiselle Lavigne.

Et le voilà qui m’appelle « mademoiselle » alors que je sais pertinemment que, comparée à la petite bombe qu’il fréquente, il me prend pour une momie… Vil flatteur. Enfumeur ! La momie va s’approprier ton augmentation pour se payer des bandelettes neuves !

Je dois vous confier quelque chose : je crois que je vais mieux. Je le sens parce que je n’ai plus envie de pleurer du tout. J’ai envie de me venger. Il me faut de la nourriture pour chat et un plan de destruction massive.

20

Tel Napoléon contemplant son empire, M. Alfredo se tient debout au sommet du perron. Dans le crépuscule, un vent froid malmène sa blouse bleue, mais il semble insensible à la température. Il fixe la grosse berline noire garée dans la cour. Un homme en descend, que le concierge apostrophe directement :

— Bonsoir monsieur Berteuil. Je vous demande de bien vouloir faire réparer la fuite d’huile qui tache les pavés. Tant que ce n’est pas fait, merci de ne pas stationner dans la cour.

— Désolé, monsieur Alfredo, je n’ai pas eu le temps cette semaine, mais promis, je m’en occupe dès demain.

— Je compte sur vous, c’est déjà la seconde fois que je vous en fais la remarque.

L’homme ne bronche pas et s’empresse de sortir un morceau de carton de son coffre pour le glisser sous son moteur. Avec son beau costume qui brille légèrement dans la lueur de l’éclairage extérieur, il n’est pourtant pas du genre à se traîner sous les voitures, même de ce prix.

En passant près de lui, je le salue :

— Bonsoir monsieur.

Il me répond, affable. Dans le vent frais, je perçois son eau de toilette extrêmement raffinée. Je monte les marches.

— Bonsoir monsieur Alfredo.

— Bonsoir mademoiselle Lavigne. Rentrez vite vous abriter au chaud. Votre journée a-t-elle été bonne ?

— Bien meilleure que depuis longtemps. Et vous ?

— Tout va bien. À part ces taches d’huile !

Décidément, ce concierge m’étonne. Il m’impressionne aussi. J’aime sa franchise de ton. La plupart des gens qui vivent ici ne doivent pas avoir l’habitude que l’on s’adresse à eux ainsi. Tous ont d’importantes fonctions ou un statut social élevé. Je serais curieuse de savoir si, au moment des étrennes, ils sont généreux avec leur concierge, ou s’ils se vengent de ses remarques en ne lui donnant rien.

En arrivant à mon appartement, je prie le ciel pour que le chat ait fait ses besoins sur l’épais journal que j’avais pris soin d’installer dans l’angle de la chambre. J’ai un peu honte de l’avoir laissé enfermé tout l’après-midi, mais je lui ai rapporté du lait frais et de la pâtée de luxe. Des petites bouchées au lapin et d’autres au saumon. Je suis certaine que les trois quarts de la population de la Terre n’ont même pas droit à des plats si soignés.

J’allume la lumière du couloir. Nom d’une gastro le jour de mon entretien d’embauche ! La porte de la chambre est ouverte. Où est ce satané chat ?

— Minou, minou… T’es où ?

Qu’est-ce que je fais s’il me répond ? Pourquoi se croit-on obligé de leur parler ? Vous imaginez s’il lâche : « Je suis là et je vais te griffer ta tête de kidnappeuse… » C’est un coup à crever d’une crise cardiaque. Je pose mon sac de commissions à terre et je retire mes chaussures. J’avance à pas feutrés, tel le chasseur aux abois. Chaque fois que je passe près d’un interrupteur, j’allume pour éclairer au maximum. J’ai l’impression d’être un explorateur dans la jungle. De chaque recoin peut surgir le fauve, sans doute avide de vengeance pour avoir été retenu prisonnier. Le combat s’annonce violent. Il va me sauter dessus et nous allons rouler sur le sol en nous battant chacun avec nos armes : lui avec toutes ses griffes et moi mon spray nasal à l’eucalyptus. Si je triomphe, il fera une superbe peau de bête au pied de mon lit, mais vu la taille de la bestiole, je ne vais pouvoir poser dessus qu’un seul pied à la fois.

J’approche de la porte de la chambre. Je jette un œil derrière pour éviter de me faire surprendre à revers. Je n’ai pas envie que ce félin m’inflige à la figure les mêmes blessures qu’à la main.

Avec précaution, je pénètre dans la pièce. J’allume.

— Petit, petit… Viens, je n’ai rien contre toi. Je suis l’amie des chats !

Si un jour on m’avait dit que je prononcerais cette phrase à voix haute, en la disant sérieusement, et sans être ivre morte ou sous l’emprise d’une drogue que seuls les services secrets utilisent, je ne l’aurais pas cru. Et soudain, je constate que dans le match qui m’oppose à mon redoutable adversaire, il vient de marquer un point décisif contre le moral de mes troupes. Le journal est là et la flaque juste à côté. Misérable bestiole. Infâme pollueur. Et quelle est cette odeur ? Mon Dieu, comment un animal aussi petit peut-il produire une arme chimique qui vous prend à la fois au nez et à la gorge ?

Par bonheur, il n’a rien fait sur le matelas. Je me penche pour vérifier sous le lit.

Je quitte la pièce, entamant alors une inspection systématique, minutieuse et à haut risque de tous les recoins et placards, y compris ceux qui sont fermés. Si ce diable blanc a réussi à actionner la poignée de la porte de la chambre, pourquoi n’aurait-il pas réussi à en ouvrir d’autres et à les refermer ensuite pour brouiller les pistes ?