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— Tiens-toi droite. On doit toujours voir le nœud. Tourne sur toi-même de temps en temps pour qu’il soit visible même si ton type marche derrière.

— Émilie, tu devrais te détendre.

En arrivant au travail, nous sommes passées au niveau d’alerte maximum. On entre en zone rouge. Mon instinct me souffle que l’auteur de la lettre pourrait bien se cacher dans les parages. Mais je me méfie de mes intuitions, surtout en ce moment, et particulièrement en ce qui concerne les hommes.

Pour que le message soit clair vis-à-vis de celui qui l’attend, je garde mon écharpe sur moi tout le temps, comme un hameçon. Et ma liste de suspects s’allonge si vite que je n’ai même pas le temps de marquer tous les noms au fur et à mesure. Je suis dans une situation paradoxale : c’est moi qui tiens l’appât alors que je suis la cible. Vous en connaissez beaucoup, des souris qui se déplacent avec leur tapette ? Ou des truites qui tiennent la canne à pêche qui va les attraper ? Je suis le premier canard qui souffle dans l’appeau au milieu des roseaux. Je suis la fille qui a tout compris. Dans quelques jours, au train où vont les choses, je me tire moi-même le coup de fusil. Coin coin !

J’ai croisé le stagiaire, qui m’a gratifiée d’un magnifique sourire. Rien d’affolant, me direz-vous, puisqu’il me sourit tous les jours, mais ce matin j’ai l’impression qu’il m’a regardée deux dixièmes de seconde plus longtemps. Que dois-je en déduire ? On y songera plus tard, parce que Vincent vient d’arriver avec un nouveau costume, et me fait un clin d’œil. Tous mes détecteurs s’activent. D’un ton léger, il me fait remarquer que mon écharpe est jolie. Mes capteurs s’emballent. Je surveille ses yeux, ses mains, tout ce que ses mots ne disent pas. Je disjoncte un peu. Dans ses yeux, je crois lire « Je t’aime, Marie », mais aussi une recette de cuisine à base de canard. Trop de pression, Marie, tu vas exploser en vol. Même si c’est la panique dans la tour de contrôle, ne mets pas le feu à la vitrine que tu offres de toi-même. Ne fais rien qui puisse trahir tes soubresauts intérieurs. Le magasin reste ouvert pendant l’incendie.

Pour me ménager une pause, je me précipite aux toilettes afin de consigner dans mon carnet les derniers suspects repérés. Je vais surligner le nom de Vincent en fluo. Il s’impose directement comme le suspect numéro un. Pourquoi a-t-il parlé de mon écharpe ? C’est vrai qu’il lui arrive de me complimenter sur mes vêtements — comme il le fait avec toutes les filles qu’il croise d’ailleurs — mais avouez que c’est troublant. J’ai du mal à croire au hasard.

Installée à mon poste, j’observe le va-et-vient des hommes de l’entreprise à travers ma baie vitrée. J’ai l’impression d’être à un stand de fête foraine et de voir défiler des ballons à viser. Je n’arrive pas à me concentrer sur mon travail. Je m’imagine que chacun est l’auteur de la lettre. Le plus souvent, ça ne m’emballe pas du tout. Benjamin, le beau gosse du service expédition, débarque.

— Bonjour mademoiselle Lavigne.

— Bonjour. Je n’ai pas encore eu le temps d’en parler, mais ne t’inquiète pas, je n’oublie pas.

— Rien ne presse. Vous avez déjà assez de travail comme ça, avec tout ce que vous faites pour nous. J’avais juste envie de passer vous saluer, aujourd’hui. C’est une belle journée, n’est-ce pas ?

Je dois être rouge comme la ceinture du caleçon qui dépasse légèrement de son jean. Et si c’était lui ? Pourquoi ce jeune homme s’intéresserait-il à quelqu’un de plus âgé que lui ? Et pourquoi pas ? Quinze ans, ce n’est pas si important comme écart. Et puis je me fiche de ce que l’on pourra dire. Je veux vivre ! Je nous imagine bien tous les deux courir nus dans la nature, surtout lui. C’est terrible, je ne dois surtout pas me faire de films. Je dois m’en tenir aux faits, uniquement aux faits. Mais je vais quand même retourner aux toilettes surligner son nom en fluo parce que j’ai eu la sensation qu’il voulait me dire autre chose et qu’il n’a pas osé. Ma situation est intenable, je suis arrivée depuis une heure au travail et j’ai déjà rempli deux pages de mon carnet en allant trois fois aux toilettes. Si quelqu’un m’observe, il va me prendre pour un auteur prolifique avec une gastro. Le plus grave, c’est que j’ai au moins trois suspects sérieux.

Lionel, l’adjoint au design, est aussi venu me voir et son histoire de « teinte préférée » ressemblait fort à un prétexte. Je suis étonnée de le voir rejoindre ma liste parce que je le croyais gay. D’un autre côté, il a toujours fait preuve d’une délicatesse et d’un goût certains. La lettre anonyme, dans la forme comme dans le fond, pourrait parfaitement lui correspondre.

Plus tard, j’ai croisé Deblais, et sans me faire aucun film — je n’en ai pas du tout envie avec lui —, je sais qu’il a réagi lorsqu’il a remarqué le nœud à mon écharpe. L’espace d’un instant, je l’ai saisi dans son regard, sans le moindre doute. Me voilà déstabilisée. Ce pervers serait-il prêt à jouer au jeu des lettres anonymes pour m’affaiblir ? Je l’en crois tout à fait capable. Mais je préfère encore qu’il essaie de me nuire plutôt que de me séduire.

En milieu de matinée, Notelho est venu me motiver au sujet du tableau qui n’avance pas beaucoup. Sa visite est logique, certes. Mais il a eu l’air de vouloir évoquer un autre sujet en choisissant finalement de se taire. Il a commencé une phrase sans la terminer, et il a marmonné une excuse du genre : « Non, rien, on verra plus tard… » Pourtant, d’habitude, il ne se gêne pas pour sortir ce qu’il a à dire. À quoi joue-t-il ?

Émilie me demande à voix basse :

— Alors, où en es-tu ? L’enquête avance ?

— Des faits troublants, des indices, des suspects à la pelle mais pas de coupable. Je fatigue.

— Ne relâche pas ta vigilance, c’est aujourd’hui qu’il va tenter de te voir. Rajuste ton écharpe.

De façon très inhabituelle, Sandro et Kévin sont venus prendre un café à notre machine. Lequel des deux a entraîné l’autre pour s’en servir comme alibi ? La réponse m’intéresse, mais je ne vais pas l’obtenir immédiatement. Je continue à épier, à étudier, à passer au crible les regards, les gestes et les non-dits. J’espère que personne ne le remarque. Jordana me regarde étrangement. Je deviens complètement paranoïaque. Là, telle que vous me voyez, je n’en peux plus. Je n’ai pas envie de jouer. Je suis épuisée, à bout de nerfs à force d’imaginer. Même quand vous n’avez pas d’homme dans votre vie, ils arrivent malgré tout à vous mettre le cœur à l’envers. C’est insupportable. Je ne sais pas où veut m’emmener celui qui a écrit cette lettre, mais je n’ai pas l’intention d’y aller. Pour le temps qu’il me fait perdre et l’angoisse qu’il m’inflige, je suis même tentée de lui coller une bonne baffe. Il a une idée derrière la tête. Les hommes ne viennent jamais à nous sans une idée derrière la tête. Il veut forcément faire quelque chose de moi, sa créature, sa victime, sa maîtresse, son animal de compagnie, sa cuisinière, sa femme de ménage ou je ne sais quoi, mais je n’ai plus envie d’être quoi que ce soit pour les hommes. J’ai déjà trop donné.

En fin de matinée, je me décide à rendre visite aux garçons du service qualité. Ils sont vraiment adorables et j’ai encore une faveur à leur demander. Depuis le déménagement, on se tutoie. Quitter le bâtiment de la direction me fait du bien. En passant dans la cour, j’inspire profondément pour essayer d’effacer l’impression d’étouffement qui m’oppresse.

Je les trouve devant un matelas éventré exposé en pleine lumière comme dans une salle d’autopsie. Ils sont tous les trois penchés sur un détail, avec des pinces et une loupe.