— Bonjour messieurs !
Ils se redressent et m’accueillent chaleureusement. Sandro s’approche :
— Alors, heureuse à ta nouvelle adresse ? Comment vas-tu ?
Emporté par son élan, il a failli me faire la bise, mais s’est retenu au dernier moment. Cela ferait presque de lui un suspect potentiel. Il faudra que je consulte son dossier pour connaître sa situation familiale.
Kévin me sourit franchement et me gratifie d’une sorte de bourrade de pote à l’épaule. Ce n’est pas vraiment un salut dans les règles de l’art, mais le geste est gentil.
— C’est bien de te voir. Tu as mal à la gorge ?
— Non, pourquoi ?
— Ton écharpe.
Je deviens rouge vif à nouveau. En fait, depuis ce matin, j’alterne le rose pâle et le rouge vif, un vrai gyrophare. Si je me fais virer, je pourrai toujours faire boule disco.
Alexandre prend le temps d’en finir avec son étude des entrailles du matelas avant de s’approcher à son tour. Il pose sa pince et m’adresse un petit salut militaire en expliquant :
— On est obligés de vérifier chaque série livrée dans les moindres détails. Sur ces matelas, on a un problème. Notre plus grosse usine d’Asie du Sud-Est a changé une spécification technique sans nous avertir. Tout ça pour économiser des broutilles. Ils ont aminci les fils de renfort du matelassage supérieur. Cela diminue la souplesse du garnissage…
Il s’interrompt.
— Mais tu n’es pas venue pour ça.
— Ça m’intéresse quand même. Vous en avez parlé à Deblais ?
— Il s’en fout, réagit Sandro, il ne lit même pas nos rapports techniques.
— Il se moque de vendre de la mauvaise qualité tant que la marge augmente, ajoute Kévin. Il préfère plaire aux actionnaires qu’aux clients…
Alexandre se tient légèrement en retrait. Il semble vraiment préoccupé par son matelas éventré. Lui, je ne l’aurais pas vu aujourd’hui si je n’étais pas venue. Il n’a donc rien à faire sur la liste des suspects. C’est presque dommage. Il y en a bien d’autres avant lui que je ne voudrais pas y voir figurer.
— Je suis désolée de vous déranger, mais si c’est possible, j’ai encore besoin de votre aide. Je ne veux pas abuser mais je n’ai personne d’autre à qui demander. Par contre, cette fois, je tiens à vous payer.
— Tu déménages à nouveau ? demande Alexandre.
— Non, heureusement pour moi. Mais je voudrais déplacer une bonne partie des meubles, parfois d’une pièce à l’autre.
Alexandre consulte ses compagnons pour définir ce qui est possible. Sandro fait la moue :
— Le week-end prochain, j’ai un mariage.
— Et moi le tournoi de judo des enfants, ajoute Kévin.
Alexandre réfléchit :
— Et si on faisait ça demain soir ? Est-ce que ça colle pour tout le monde ?
23
Avant de partir déjeuner avec Émilie, je me penche par-dessus mon bureau pour attraper mon sac et mon manteau. En me retournant pour sortir, je me heurte littéralement à Sandro, qui est entré sans que je l’entende. Je pousse un cri. Il recule.
— Désolé, Marie ! Je ne voulais pas t’effrayer.
Je l’ai quitté voilà à peine un quart d’heure. Il danse d’un pied sur l’autre en évitant de me regarder en face. Nom d’un toboggan de piscine qui m’arrache mon maillot ! C’est donc lui ! Je n’ai même pas eu le temps de me plonger dans son dossier.
— Marie, je souhaite te parler, mais ce n’est pas facile…
Il jette des coups d’œil affolés vers le couloir et finit par oser refermer lui-même la porte de mon bureau. Je me doute de ce qu’il va m’avouer. Comment suis-je supposée réagir ? Je ne veux pas lui faire de peine, c’est un gentil garçon, mais je ne suis pas prête à me lancer dans une nouvelle histoire. Pas si vite. En plus, je ne le connais pas. J’espère qu’il comprendra.
En se tordant les doigts comme un gamin qui doit soulager sa conscience, il murmure :
— Je ne pouvais pas t’en parler devant les autres… même s’ils sont au courant.
Je ne veux pas l’aider à me confier ses sentiments parce qu’il va penser que c’est gagné, mais je ne veux pas non plus paraître trop dure en le laissant se dépatouiller tout seul avec les mots qu’il a tant de mal à prononcer. Qu’est-ce qui pourrait passer pour un signe d’intérêt sans être interprété comme une marque d’attention exagérée ? Une inclinaison de la tête attentive ? Un cri d’oiseau ? Un battement des oreilles ?
Il se lance :
— Je dois te confier un secret. Quelque chose de très personnel. Tu es la première fille avec qui j’ose cela…
Deblais passe dans le couloir. Sandro semble soudain plus embarrassé que jamais. S’il le pouvait, je pense qu’il se glisserait sous le parquet en plastique. Ç’aurait été moins difficile à l’époque où on avait de la moquette, mais en même temps il aurait chopé des acariens. Il suit Deblais du coin de l’œil et, dès que celui-ci a disparu, reprend :
— Marie, nous n’avons que très peu de temps…
J’imagine déjà la suite. Il est atteint d’une maladie incurable et il ne lui reste que deux jours à vivre. Surprenant, parce que je le trouve plutôt en forme. Il va me proposer de vivre une folle passion pendant quarante-huit heures. Cette fois, c’est sûr, je suis un canard.
Il redresse le visage et plonge ses yeux dans les miens.
— Marie, dans quelques instants, tu vas entendre une explosion. J’ai assez confiance en toi pour t’avouer que j’en suis l’auteur. C’est la voiture de Deblais. Je te préviens, ça va faire un très gros bang. Ne t’inquiète pas. Il s’en sortira indemne, mais j’en ai marre de ce sale type alors je lui ai fait une crasse au niveau du pot d’échappement. Tu es une chic fille, je sais qu’il n’est pas correct avec toi non plus, alors j’ai voulu partager mon acte avec toi et te le dédier. N’en parle à personne, c’est notre secret…
De quoi parle-t-il ? Il me dédie un attentat à la bombe ? C’est rudement sympathique. Quelle magnifique preuve d’amour ! Si nos chaises électriques peuvent être face à face avec un bon dîner aux chandelles au milieu, c’est cool. Et qu’est-ce qu’il a fait au pot d’échappement de Deblais ? « Pot d’échappement », c’est une métaphore ? Ce n’est donc pas lui l’auteur de la lettre ? Il ne m’aime pas. En même temps, il n’a pas nié pour la lettre. Ça peut être lui quand même. Un mec qui pose des bombes peut très bien savoir écrire. Et sa maladie incurable ? Il va vivre au moins jusqu’à jeudi ? Et notre folle passion ?
La déflagration a brutalement mis fin à mes délires. Il ne mentait pas en parlant de « gros bang ». Tous les carreaux ont tremblé et ça a déclenché une vraie panique dans les bureaux. Valérie a hurlé :
— C’est un tremblement de terre ! Tous aux toilettes !
Sandro m’entraîne vers la fenêtre de mon bureau.
— Tâche d’avoir l’air surprise, sinon on va nous soupçonner.
La détonation a résonné dans tout le site. Sur le parking de la direction, Deblais bondit de sa berline en hurlant. L’arrière de son véhicule est détruit. Tout le bas est arraché et éparpillé à la ronde. Deblais jure et vocifère à en faire rougir un légionnaire. D’une voix calme, je demande :
— Sandro, qu’est-ce que tu as fait ?
— Je lui ai mis une patate dans le pot. C’est tout bête. On faisait ça aux gens qu’on n’aimait pas quand on était ados. Ça empêche l’évacuation des gaz d’échappement et, au démarrage, c’est tout le pot qui monte en pression. Avec de la bintje, le morceau de patate peut être éjecté, mais avec de la charlotte, c’est imparable.
Il sourit en regardant notre petit chef sautiller autour de sa voiture en agitant les bras comme un malade. On dirait un Sioux qui fait la danse de la pluie après avoir pris la foudre.