Un train arrive et le flot de passagers se déverse dans le hall. Vingt minutes avant l’heure, mais peut-être celui que j’attends était-il dedans. Peut-être que lui aussi aime être en avance pour ne pas faire attendre. J’observe chacun des passagers. Certains foncent vers les taxis, d’autres retrouvent leurs proches. Quelques-uns n’ont pas l’air pressés. Ils sont probablement comme moi, sans personne à la maison. Quand je vois la foule dans cette gare, toutes ces histoires, ces trajectoires, tous ces sentiments et ces touchantes démonstrations d’affection, je me dis que nous ne sommes vraiment pas une espèce faite pour vivre isolée de nos semblables. C’est une bonne nouvelle. Par contre, trouver ceux avec qui on peut faire un bout de chemin est nettement plus compliqué. Ça, c’est la mauvaise nouvelle.
« J’attends quelqu’un. » Je me répète cette phrase en essayant d’en saisir tout le sens et d’en apprécier le luxe. J’ai rendez-vous. Même si pour le moment je suis encore seule, cette simple idée me reconnecte au monde. Je n’en suis plus spectatrice, j’en suis actrice. J’ai quelque chose à faire ici. J’attends quelqu’un. Mon cœur s’emballe, mais je le calme. Avec qui ai-je rendez-vous ? Pour m’apaiser, je me rejoue à nouveau la scène. Il va venir, me sourire. On ne parlera pas forcément. J’ai le décor, il est immense, grouillant de figurants. J’ai la bande-son, les annonces, les voix qui se mêlent, les rires qui fusent. Il ne me manque que la vedette. Romain Dussart, Vincent — qui était comme par hasard parti en formation ces derniers jours —, Benjamin — qui a pris sa journée de vendredi sans que je sache pourquoi. Sandro, Lionel… Quel visage aura celui que j’attends ? Je répète la scène en boucle, avec chacun d’eux. Étrange casting.
Je me tiens devant le grand café qui ouvre sur les quais. Je n’ai même pas voulu m’installer à une table ou derrière la devanture, de peur que celui qui doit venir ne m’aperçoive pas. Alors, je suis là, debout, bien visible, comme la publicité de moi-même, exposée à tous les regards. Je vois arriver des dizaines de trains, j’observe des centaines de gens, peut-être des milliers et maintenant, il est l’heure. Dans sa lettre, il parle d’une arrivée aux alentours de 18 heures. Il n’a sans doute pas voulu préciser l’heure pour que je ne puisse pas déduire la provenance du train et ménager la surprise. Est-ce délicat ou cruel ? La réponse dans quelques instants, lorsque je vais lire son regard, entendre sa voix, peut-être toucher sa main. Je ne veux surtout pas choisir de favori parmi tous les candidats potentiels. Si ce n’était pas le préféré qui arrivait, je pourrais être déçue et ce serait dommage.
Un homme avance vers moi, le visage dissimulé derrière un bouquet de fleurs. Nom d’une jupe qui se coince dans l’escalator, que dois-je faire ? Surtout, rester calme, ne pas perdre mon sang-froid. J’arrive à contrôler mes bras et un peu mes jambes mais, à l’intérieur, mes organes font n’importe quoi, la vésicule biliaire vient de sauter de joie par-dessus le foie et mon cœur défonce mes poumons tellement il bondit. Il avance toujours, les roses sont magnifiques. Ce sera le premier garçon à être né pour moi dans des roses !
Soudain, une jeune femme me bouscule en passant à ma droite et se rue sur lui. Elle l’enlace. Je viens de me faire barboter l’homme de ma vie par une jolie concurrente. Il la serre contre lui, il a un sourire serein. Elle éclate d’un rire qui ne signifie rien d’autre que le bonheur. Que ce monde est cruel… J’ai l’impression d’être au pied d’un sapin de Noël, d’avoir repéré le cadeau dont je rêve depuis toujours et de découvrir en m’approchant qu’un autre prénom que le mien est écrit sur le paquet. Le bonheur, c’est comme les bonnes affaires, il n’y en a pas pour tout le monde.
Je passe de l’excitation totale à la dépression absolue. Mon cœur retombe sur mon pancréas et j’ai les poumons dans les fesses. Je respire mal.
Le couple s’éloigne. Comment ai-je pu y croire ? L’heure est passée. Pourtant, je dois tenir et me ressaisir, car s’il arrive avec quelques minutes de retard, il n’est pas question qu’il me voie avec une tête déprimée. À l’instant où il arrivera, il doit me découvrir au mieux de ce que je suis. Peu importe ce que j’ai enduré avant. Chacune des secondes qui s’égrènent ne doit pas compter. Je suis sur scène, prête à jouer le rôle de ma vie, et j’espère que le rideau va s’ouvrir mais je ne sais pas quand. Pire, je ne vais peut-être pas me rendre compte qu’il est ouvert s’il m’observe de loin. Pourtant, je ne veux pas louper cette entrée-là, mon entrée dans la pièce qu’il a écrite pour moi.
À présent, pendant que je m’efforce de faire bonne figure, une grande question se pose au plus profond de mon esprit impatient : jusqu’à quelle heure vais-je attendre ? Mon cœur se refuse à donner une réponse, à fixer une limite, mais mon cerveau négocie déjà parce qu’il sait que si ça tourne mal, ce sera encore à lui de gérer. Attendre un quart d’heure après l’heure me paraît un minimum. Que représentent quinze minutes au regard d’une vie ? Et puis on ne sait jamais, son train a peut-être du retard même si aucune perturbation n’est annoncée. J’accepte l’idée de patienter jusqu’à la demie. Je ne veux pas laisser passer ma chance par impatience ou par orgueil. À partir de quelle heure mon amour-propre se sentira-t-il bafoué ? Dans combien de temps aurai-je atteint la mince frontière qui sépare l’espoir de la résignation ? Est-ce que tout se mesure ainsi ? Je le crois. La distance de laquelle on recule révèle l’intensité de la peur. Le délai pendant lequel on patiente mesure le degré d’attente. Le flot des larmes indique le niveau de solitude. Très précisément.
Désormais, dans ce grand hall où se joue la vie, je me sens de plus en plus spectatrice, et uniquement cela. Je me focalise malgré moi sur ceux qui comme moi semblent attendre quelqu’un. Combien verront leur attente déçue ? Si ça se trouve, je serai la seule. Par compassion pour mes semblables, je l’espère presque. On dit souvent que chacun a une place dans la vie, un rôle à jouer dans le monde. Le mien est peut-être d’être celle pour qui tout échoue tristement, permettant ainsi aux autres de considérer même le plus simple des bonheurs comme étincelant. J’ai enfin trouvé ma place sur cette terre, je suis celle que les gens désigneront du doigt en disant : « Ça pourrait être pire, je pourrais être comme elle », et leur moral s’en trouvera renforcé.
J’aperçois aussi des hommes qui attendent. Ce jeune qui se recoiffe la mèche depuis dix minutes, comme si son avenir en dépendait. Cet homme qui surveille alternativement sa montre et son téléphone. J’ai de plus en plus de mal à observer ceux qui se retrouvent. Je n’en ai plus la force. Leurs effusions m’aveuglent. Leur émotion me retourne, leurs élans me terrassent. Quoi de plus beau que des gens qui se rassemblent ? Quoi de plus terrible que d’être écartée de ce rituel si profondément humain ?
J’ai attendu jusqu’à 19 h 40. Cent minutes après l’heure. Chacune vécue comme une exaltation ou une épreuve. Je suis épuisée. Mon amour-propre est bafoué depuis longtemps et la frontière de l’espoir est loin derrière moi. Je ne la vois même plus avec des jumelles, je suis trop enfoncée en terre de solitude. Les larmes coulent sur mes joues. Je ne suis plus la fière publicité de moi-même dressée dans la foule. Je suis la ruine d’un bâtiment qui tient encore debout on ne sait comment mais qui s’attend à voir débarquer les démolisseurs.