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Seules deux femmes — plus âgées que moi — sont venues me demander si je me sentais bien. J’ai répondu oui. Elles savent que je mens, parce qu’elles ont sans doute vécu ce que je vis. Parce que chacune de nous fait forcément un jour cette expérience atroce qui consiste à être prête à tout sans que personne ne nous donne notre chance. Tant à donner et aucune main qui se tend, sauf parfois pour voler. La peine m’étouffe, le sentiment d’injustice me consume.

28

Ce matin, je suis comme John Wayne : cinq mots de vocabulaire et un fusil chargé. Si dans la grande rue de la ville, Hugues, l’infâme bandit qui détrousse les villageois en quête de logis et maltraite les jeunes femmes, se présente pour un duel, il n’aura aucune chance. J’aurais dû me méfier de ce prénom que les Sioux prononcent pour dire bonjour…

En sortant de chez moi, je m’arrête un instant sur le palier pour tendre l’oreille en direction de l’appartement de M. Dussart. Aucun bruit. J’irais bien me coller à la porte pour écouter mais, avec ma chance, c’est pile à ce moment-là qu’il va ouvrir ou que M. Alfredo va monter.

En bas, je croise justement le concierge qui balaye le perron.

— Bonjour mademoiselle Lavigne. Quel beau soleil, n’est-ce pas ? Un superbe dimanche qui s’annonce, frais et lumineux. C’est un temps sain. Essayez d’en profiter, vous avez la mine chiffonnée…

— Je vais déjeuner dans ma famille, ça me fera du bien. Dites-moi, monsieur Alfredo, savez-vous si M. Dussart est rentré ?

— Je ne pense pas puisqu’il n’a pas récupéré son courrier. Il a peut-être été obligé de prolonger son déplacement. Si vous voulez, je le préviens que vous cherchez à le voir.

— Non, s’il vous plaît, ne lui dites rien…

Il m’adresse un sourire complice. Que pense-t-il de moi ?

Ce midi, je me rends chez ma sœur. Elle, son mari Olivier et leurs deux ados habitent un peu à l’écart de la ville. S’éloigner était pour eux le seul moyen de s’offrir une petite maison avec un jardin. Ils l’ont voulue à l’époque où les enfants sont nés.

J’ai toujours été proche de Caroline. Quand j’étais petite et que maman rentrait tard de son travail, c’est elle qui me faisait faire mes devoirs. C’est avec Caro que j’ai appris à lire et à compter. Elle me lisait aussi des histoires, beaucoup. On a énormément joué ensemble. Les jours où nous changions les draps, on se construisait des cabanes avec les matelas. J’attendais ces moments-là avec impatience. On s’inventait un monde extraordinaire dans notre quotidien. Les draps servaient de portes. On installait de la lumière à l’intérieur et on jouait à la dînette. Caro tenait à la fois le rôle du père et de la mère, comme maman dans la vraie vie. Je me souviens avoir été très triste lorsque ma grande sœur a commencé à sortir avec ses copains. J’avais l’impression qu’elle m’abandonnait. À ma grande honte, j’en ai même voulu à Olivier lorsqu’ils se sont fiancés. C’est à cause de lui qu’elle a quitté la maison.

Leur rendre visite est un rituel que j’ai toujours apprécié. J’y allais moins souvent lorsque j’étais en couple avec l’autre traître. Il m’avait peu à peu séparée d’eux, comme de tous mes proches. Méprisant, il répétait qu’ils avaient « une vie de beaufs ». Eux au moins, avaient une vie. Lui n’avait que des prétentions. Caro et Olivier n’ont jamais beaucoup insisté pour que l’on vienne les voir tous les deux. Par contre, dès que l’occasion se présentait, ils m’invitaient seule. Caro n’appréciait pas spécialement Hugues. La seule fois où nous en avons parlé franchement, elle m’a déclaré : « Je le trouve peu courageux et je me demande s’il est fiable… » L’histoire lui a donné raison. Il est vrai qu’en dix ans, je n’ai jamais vu Hugues œuvrer pour quelque chose d’utile. Je ne sais pas encore si je vais parler des lettres anonymes à ma sœur…

Je sais déjà ce que Caro va servir ce midi : un rosbif saignant avec de la purée maison. Ses hommes adorent ça. Plus grave, ils n’adorent que cela. Ils ne veulent pas autre chose. Caro a bien essayé de leur préparer différents plats pour changer ou pour « essayer », mais elle n’a essuyé que des grognements ou de franches protestations. J’en ai été témoin plus d’une fois.

Je sais aussi que, comme d’habitude, je vais trouver Olivier en train de bricoler ou de s’occuper du jardin pendant qu’Enzo et Clément seront au mieux en train de faire leurs devoirs, au pire — et c’est le plus probable — en train de jouer sur la télé du salon à un de leurs jeux de foot ou de course automobile.

Caroline et moi sommes de nature assez différente mais cela ne nous a jamais empêchées d’être très complices. Sans doute à cause des responsabilités qui ont très tôt pesé sur elle du fait de l’absence de notre père, elle a toujours été plus raisonnable que moi. Elle et maman m’ont protégée, j’en suis consciente. J’étais plus imaginative et plus impulsive que ma grande sœur. Elle m’a laissé la chance de l’être au prix de son insouciance. Souvent, elle riait de mes idées délirantes ou de mes enthousiasmes. C’est lorsque j’étais libre et que je démarrais au quart de tour qu’elle semblait la plus fière de moi.

C’est Clément, l’aîné, qui m’accueille sur le seuil. Il m’a fallu des années pour le convaincre de m’appeler autrement que « tata ».

— Bonjour Marie !

Il repart instantanément continuer la course de bolide qu’il dispute avec son frère en hurlant :

— Maman, Marie est là !

Caro déboule de la cuisine et m’embrasse rapidement :

— Salut ma grande. Comme d’hab, rien n’est prêt.

Elle se tourne vers le salon et s’écrie :

— Enzo, tu mets sur pause et tu viens dire bonjour à Marie.

— Mais maman…

— Maintenant, Enzo !

Je m’amuse toujours de constater l’écart de volume sonore qui existe lorsque des parents s’adressent à nous ou à leurs enfants. On dirait que les gamins sont sourds et que, pour qu’ils entendent, il faut hurler.

Je dépose mes affaires sur le banc-coffre au pied duquel s’agglutine un nombre spectaculaire de chaussures dans un désordre absolu. J’ai l’impression que, d’une visite à l’autre, elles s’allongent davantage. Les jolies bottines de ma sœur paraissent de plus en plus petites au milieu de cette armada de péniches.

Je déambule en regardant autour de moi. Je me détends enfin. Qui aurait cru que ce serait possible aujourd’hui ? J’aime bien leur maison. J’aime y venir, comme ces lieux qui ne changent pas même s’ils évoluent, comme un point d’ancrage. Et pour moi qui suis perdue dans ma vie, les repères sont d’autant plus importants.

Maintenant que les enfants sont plus grands, il n’y a plus de jouets qui traînent partout dans le salon et je peux avancer sans risquer de déraper sur une petite voiture. Ça sent les bougies parfumées dont ma sœur raffole, on respire aussi les odeurs de cuisine si rassurantes. Dans la vitrine du grand meuble, autour des verres et des assiettes dont on ne se sert qu’à Noël et aux anniversaires, il y a des photos partout. J’en aperçois une nouvelle, Clément et Enzo en train de faire du quad. Laquelle ont-ils remplacée pour présenter celle-là ? De mémoire, je crois que c’était une photo d’eux quatre à la piscine. Celle où nous sommes tous réunis autour de maman y est encore. Celle où je suis avec Caro le jour de la fête de mon diplôme aussi. Nous avons l’air si jeunes dessus… Sur leur photo de mariage, Caro et Olivier ne sont pas aussi épanouis que sur celle où ils posent devant les fondations de leur maison. Comme si le bonheur se construisait, comme si le jour du mariage était un pari auquel les projets partagés ensuite donnent tout son sens.

Encore d’autres photos d’enfants, à l’école, en vacances, dans le jardin. Je comprends qu’ils prennent autant de place dans la vie des parents. Moi qui suis proche de Caro, je sais qu’elle et Olivier font quasiment tous leurs choix de vie en fonction d’eux. Je trouve cela touchant. Comme un couple d’oiseaux qui bâtirait son nid pour que leurs oisillons soient en sécurité, avec une belle vue.

— Olivier est sur la terrasse. Il s’est mis en tête d’installer un store.

— J’y vais.

Ma sœur et son mari ont toujours des choses à faire. Rarement ensemble, à bien y réfléchir, mais le plus souvent l’un pour l’autre. Je ne sais pas s’ils choisissent ce qu’ils font de leur existence mais ils ne s’ennuient pas ! Ne pas avoir le temps de se poser de questions est peut-être un gage de bonheur…

Olivier est perché sur un escabeau, en t-shirt malgré le froid, une visseuse à la main. Il descend m’embrasser.

— Hello Marie. Alors, ton moral ? Tu remontes la pente ?

— Il me faudra un peu de temps. Et toi ?

Il me désigne directement son store :

— J’en bave un peu parce que je suis tombé sur le chaînage en béton pile à la hauteur où je veux fixer mon support. Tant pis ! On va faire avec. Mais du coup, je ne vais pas pouvoir finir cette semaine. C’est pas grave. Ça nous protégera du soleil l’été, et même des petites averses. On pourra manger dehors plus souvent !

Contraste saisissant. On se donne de nos nouvelles, je lui parle de ma vie à la dérive et lui de son store. Chacun pourrait développer son sujet pendant des heures. Je constate une chose : je suis bien incapable de comprendre ce dont il me parle. Qu’est-ce qu’un chaînage ? Pourquoi est-ce un problème ? Et dans quel sens met-on les gros tubes en plastique gris qu’il s’apprête à enfoncer dans les trous déjà percés ? Et lui, est-il capable de comprendre ce qui m’arrive ? Saisit-il mes tourments ou se dit-il simplement que mon homme m’a virée et qu’il faut que j’en trouve un autre rapidement, exactement comme un véhicule d’occasion qui doit se retrouver un propriétaire pour éviter de finir à la casse ? Deux façons d’envisager le monde.

En remontant sur l’escabeau avec son outil à la main, Olivier me demande :

— Ça ne t’ennuie pas si on déjeune rapidement ? En début d’après-midi, je voudrais emmener les garçons faire du vélo. Ils ont besoin de bouger…

— Aucun problème, c’est déjà gentil à vous de me recevoir.

Olivier interrompt son geste.

— Marie, te voir ne nous demande aucun effort. Nous sommes contents de t’accueillir. Tu comptes beaucoup pour nous. Et les gamins t’adorent.

Je suis touchée. Surprise et touchée. Ce petit témoignage d’affection me fait l’effet d’une averse en plein désert : tout refleurit, mais malheureusement pas pour longtemps.