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Alors que je retourne à mon bureau, j’aperçois une silhouette inconnue qui pénètre dans le bureau d’Émilie. Si quelqu’un lui rend visite, c’est qu’elle est enfin arrivée. J’y vais.

Ce n’est pas un inconnu. C’est Émilie, méconnaissable. Elle porte des lunettes noires, elle n’est pas coiffée comme d’habitude et s’est habillée comme pour un enterrement. Il est évident que quelque chose ne va pas.

— Émilie ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ferme la porte. Marie, j’ai fait une grosse bêtise. La police va débarquer d’un instant à l’autre. Regarde, je n’ai pas mis le bracelet que tu m’as offert pour éviter que les menottes ne le rayent. Jure-moi que tu viendras me voir en prison…

Elle s’appuie contre le mur, secouée de sanglots.

— Mais enfin, Émilie, qu’est-ce qui se passe ? Raconte !

— Je t’avais dit qu’au club il ne me restait plus que le prof de théâtre et que c’était vraiment en dernier recours…

— Celui que tu décrivais comme vaguement libidineux avec une tête de crapaud. Tu es amoureuse ? Mais ce n’est pas grave, l’amour est…

— Je l’ai tué.

— Pardon ?

— On avait une répétition hier et, à la fin, il m’a invitée chez lui, soi-disant pour travailler mon rôle… Tu parles ! Je trouvais déjà qu’il aidait beaucoup les filles à « placer leur corps » comme il dit, pendant ses mises en scène à la noix.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Chez lui, il m’a servi un verre et m’a montré sa collection d’art moderne — des tableaux, des sculptures, tout est immonde. Des croûtes et des assemblages de détritus qui se la pètent avec des noms prout-prout.

— Émilie, on s’en fout ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— On buvait tranquillement. Il a posé son verre. Il s’est approché de moi et m’a susurré : « Je n’ai pas pris de douche depuis trois jours, je vais te faire l’amour comme un animal. »

— C’est immonde !

— Je suis bien d’accord avec toi. Il s’est jeté sur moi. Alors j’ai attrapé ce que j’ai pu et je l’ai frappé de toutes mes forces.

— Où ça ?

— À la tête. Il est tombé comme une glace fondue qui bascule de son cornet. Il a d’ailleurs fait le même bruit.

— Et ensuite ?

— J’ai paniqué. Je me suis sauvée. Je n’ai même pas songé à effacer mes empreintes. Quelle imbécile ! Quand je pense que je me suis foutue de toi avec tes gants de ski ! Toi au moins tu avais des gants ! Je suis rentrée chez moi et je suis restée prostrée dans le noir en attendant les flics.

— Tu l’as laissé par terre sans l’aider ?

— Ben oui, j’allais pas en plus lui faire du bouche-à-bouche à ce gros dégueulasse !

— Avec quoi l’as-tu frappé ?

— J’en sais rien, une de ses statuettes moches. Quelle idée aussi de collectionner des machins hideux pleins d’angles vifs ! S’il avait fait une collection de nounours ou de fleurs, il n’aurait pas eu le front en sang. Ce genre d’argument peut parfaitement se plaider devant un jury des assises, n’est-ce pas ? En fait, c’est entièrement sa faute.

— Émilie, arrête de te disperser. Ne réponds que par oui ou par non. Tu l’as laissé chez lui ?

— Oui.

— Tu n’as prévenu personne ?

— Non.

— Tu as fermé la porte derrière toi ?

Elle me regarde comme un babouin à qui on montre un avis de contrôle fiscal.

— Émilie, réponds, s’il te plaît !

— Mais tu m’as dit de ne répondre que par oui ou par non, et je n’en sais plus rien.

— Tu as ta voiture ?

— Oui.

— Donne-moi les clefs, on y va.

30

Quoi que vous traversiez dans votre vie, quelles que soient les épreuves que vous endurez, n’oubliez jamais qu’il existe forcément quelque part un destin pire que le vôtre. Et ce matin, la personne classée numéro un au Top Karma Foireux est assise à côté de moi dans la voiture que je conduis comme mes neveux dans leurs jeux vidéo.

Émilie tient des propos incohérents en ayant parfois des gestes brusques et désordonnés, telle une possédée. Parfois, elle regarde droit devant elle comme si elle avait vu un ovni et, l’instant d’après, sa tête retombe comme si elle faisait une micro-sieste. Je n’ai jamais vu personne réagir ainsi, à part une fois, une fille dans un film d’horreur. C’était l’histoire d’une bande de jeunes à grosses poitrines et à beaux abdos qui campaient dans la forêt et la fille en question, en minishort et débardeur trop petit, avait creusé un trou pour préparer un feu. Pas de bol, en deux coups de pelle, elle avait mis au jour une tombe avec la mort qui attendait au fond depuis au moins trois siècles. Comme si on pouvait enterrer la mort… Après, la fille en short n’avait fait que des trucs bizarres qui agitaient son débardeur. Émilie fait exactement pareil, elle a même émis un long bruit qui ressemblait à un râle de bison. J’ai peur. D’un autre côté, si sa tête se met à tourner et qu’elle vomit partout, je m’en fiche, c’est sa voiture. Je pourrai toujours me protéger avec le parapluie qu’elle garde dans sa portière. Tout à l’heure, elle va jouer du piano comme Chopin alors qu’elle n’a jamais approché un clavier. Elle va finir avec Valérie, aspergée d’eau bénite, enfermée dans une pièce dont la porte aura été soudée et sur laquelle un infirmier pragmatique aura accroché un panneau : « Danger — Sorcières — Ne pas ouvrir sauf pour les brûler ».

Émilie dit qu’elle ne veut pas mourir. Émilie dit qu’elle plaidera le crime passionnel et que ce n’est pas sa faute si elle est tombée amoureuse d’un crapaud libidineux. Elle promet qu’avec son plan d’épargne logement, elle peut lui racheter une tête qui sera de toute façon moins moche que celle d’avant. C’est horrible mais quand elle a dit ça, j’ai étouffé un fou rire.

On est arrivées devant l’adresse de son professeur d’art dramatique. Je ne sais pas comment m’y prendre. Est-ce que je laisse Émilie dans la voiture — sans aucune garantie qu’elle se tiendra tranquille — ou est-ce que je la traîne avec moi sur le lieu du crime, quitte à devoir gérer la crise d’hystérie devant le cadavre ? Choix cornélien : ou elle reste dans le véhicule et elle risque de manger les sièges ou de mordre un passant si elle s’enfuit par la vitre que je vais laisser entrouverte pour ne pas qu’elle étouffe ; ou elle monte avec moi et j’ai droit à la grande scène de Hamlet qui saisit le crâne du mort et déclame : « Prendre perpète ou ne pas prendre perpète, telle est la question. »

Ne me voyant pas l’attacher comme une pauvre bête abandonnée, je prends le risque de l’emmener avec moi.

Elle a beaucoup de mal à se souvenir de l’étage et, avec ses lunettes de soleil, elle manque de s’étaler trois fois en montant l’escalier. Elle me désigne soudain la porte d’une main aussi tremblante que sa voix, comme si c’était l’entrée des enfers. J’essaye de la rassurer :

— Regarde, c’est bon signe, il n’y a pas de scellés. Soit la police n’a pas trouvé le corps, soit les flics sont encore à l’intérieur…

— Non, ne sonne pas tout de suite, je ne suis pas encore prête…

Elle fait deux tours sur elle-même en tirant sur son manteau. Je ne sais pas pourquoi elle fait ça mais on ne va pas y jouer toute la matinée. Je sonne.

Pas de réaction. J’insiste en frappant. Je suis bien consciente que si c’est la police qui ouvre, ma visite aura simplement servi à livrer ma seule véritable amie à ses geôliers.

J’entends des pas. On ouvre. Mon Dieu ! Elle l’a bien tué et c’est son spectre qui se tient devant moi. Un petit bonhomme d’une soixantaine d’années, aussi haut que large, avec un épais bandage autour de la tête. J’ignore pourquoi mais, à sa vue, un souvenir d’enfance me revient brutalement. Je n’y avais pas pensé depuis au moins une décennie ! Caro et moi étions à une fête foraine, dans un train fantôme, et tout à coup un monstre a surgi devant notre wagonnet. Il avait une hache plantée dans sa tête couverte de bandelettes et tendait les bras pour nous attraper. J’ai eu tellement peur que par réflexe je lui ai donné un grand coup de poing, et son cri est devenu très aigu. Si ça se trouve, le pauvre homme, dégoûté, a ensuite quitté sa famille, ses squelettes, ses wagonnets et ses grosses araignées en plastique pour refaire sa vie, et le hasard le replace sur ma route aujourd’hui.