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Le prof de théâtre a vraiment une allure bizarre. Il sourit. En général, lorsqu’un spécimen de notre espèce sourit, cela facilite le contact et l’envie de communiquer. Mais dans ce cas précis, l’effet est différent. Comment vous dire ? Deux choses m’effraient : la tronche de ce type et l’idée qu’Émilie ait pu seulement envisager d’avoir un quelconque rapport physique avec lui. Faut-il qu’elle soit vraiment perdue… À leur mariage, j’aurais forcément été son témoin. Je crois que j’aurais exigé d’être floutée sur toutes les photos pour ne pas avoir à assumer.

— Good morning, ladies…

Quel accent pathétique… Quelle attitude ! En comparaison, Hugues avait presque de l’allure. Émilie est prostrée à l’angle du palier. J’essaie de garder une contenance.

— Bonjour monsieur. On passait dans le quartier et on voulait vérifier que vous alliez bien…

Il m’évalue de la tête aux pieds, comme un paysan devant une vache à la foire aux bestiaux, puis s’adresse directement à Émilie avec un sourire de psychopathe :

— Tu as du caractère ! J’aime ça. Petite coquine, tu es revenue avec une amie aussi ravissante que toi. On va bien s’amuser… Entrez, j’ai du champagne au frais.

Émilie enfouit sa tête dans ses mains et commence à gémir comme un kangourou dont l’accouchement se passe mal. J’essaie de conserver le contrôle de la situation.

— Non merci, monsieur, ne sortez rien. Vous semblez en pleine forme, on va vous laisser.

— Mais vous n’y pensez pas !

Il m’agrippe la main. Un frisson de dégoût dévale ma colonne vertébrale.

— Vous avez la peau douce…

J’ai envie de lui dire qu’il devrait se méfier, j’ai déjà tapé un clodo. Mais je dois contrôler mes pulsions de violence. Si Émilie l’embrasse, il se transformera peut-être en prince charmant ? J’essaie de me dégager, mais il resserre son emprise. J’aperçois derrière lui quelques-unes des « œuvres » dont Émilie m’a parlé. C’est vraiment de l’art dramatique, mais au premier sens du terme. Qui peut trouver cela joli sans avoir subi un lavage de cerveau ? On ne doit pas être le bon public… En attendant, il faut que je réussisse à me libérer.

— S’il vous plaît, monsieur, soyez raisonnable.

— La vie est courte, profitons-en. Entrez dans mon modeste royaume, je vais vous faire découvrir l’arc-en-ciel aux mille couleurs…

Émilie a eu raison, la seule façon de se dépêtrer d’un type pareil, c’est de viser la tête. Mais je n’ai rien pour le frapper et il m’attire à l’intérieur. Mes semelles couinent sur son parquet comme des pneus qui redoutent le précipice dans un virage de haute montagne. En désespoir de cause, je lui donne une bonne tape sur son bandage. L’effet est immédiat. Il me lâche et se met à hurler de douleur. Un peu comme le type du train fantôme. Que dois-je faire, prise entre lui qui braille et Émilie qui couine ?

— Désolée monsieur… Heureuse de vous voir sur pied. Et si vous me permettez un conseil, ne tentez jamais de séduire une femme sans avoir pris une douche !

J’attrape Émilie par le bras pour l’entraîner hors de l’immeuble. Je pense qu’elle va arrêter le club de théâtre et que je vais être obligée de m’occuper moi-même de ses rencontres…

31

Cela va sans doute vous surprendre, mais je suis contente de me consacrer à mon tableau de données. Je n’ai pas l’intention de le remplir, mais le contempler m’apaise. Des colonnes, des lignes. Du rationnel, du tangible, du stable. J’ai raccompagné Émilie chez elle et j’ai prévenu le bureau qu’elle ne reviendrait pas aujourd’hui parce qu’elle ne se sent pas bien.

Je me pose enfin dans mon bocal, heureuse de retrouver ma routine professionnelle. Mes stylos sont dans leur pot, mon bloc-notes bien parallèle à mon sous-main, et le fil du téléphone complètement démêlé. Je sais qu’il est ridicule de se délecter de ce genre de détails futiles mais ces derniers temps, je me contente de peu. Je me sens tellement épuisée par les émotions des jours passés que je n’ai même pas le cœur à tenter de démasquer mes suspects. J’ai eu mon compte d’hommes bizarres pour un bon moment.

J’évite de regarder qui passe dans le couloir, pour ne pas être tentée de réfléchir. Dans peu de temps, ce sera la pause de midi, je vais aller déjeuner avec Florence, Valérie et Malika. En attendant, je me réjouis de passer la dernière heure de cette matinée en restant peinarde à mon poste.

Cependant, même si vous décidez quelque chose, rien ne dit que les autres vous laisseront le mettre en pratique… Virginie se présente à ma porte.

— Je ne te dérange pas ?

— Tout va bien, entre, je t’en prie.

Voilà typiquement le genre de femme qui a souffert du changement de direction. Elle est arrivée quelques années après moi dans la société. Je l’ai vue se marier — M. Memnec avait organisé un pot. Je l’ai vue avoir son premier enfant — la société avait été généreuse. Puis il y a eu le changement de direction et la nomination de Deblais. Pour son deuxième enfant, nous n’avons pas été autorisés à faire un pot pendant les heures de service, et on a dû lui faire une enveloppe dans laquelle l’entreprise n’a rien offert. Puis elle a divorcé, et depuis elle se débat entre son travail et ses deux petits. La course le matin pour les déposer, la course le soir pour les récupérer. Mère célibataire et gestionnaire des comptes clients hôtellerie. Deux boulots à plein-temps dans une seule journée. Ça doit faire un an que je ne l’ai pas vue rire. Elle est toujours impeccable, toujours très pro, mais en permanence sous tension, à la limite de la rupture. Encore une qui doit beaucoup aux hommes…

— Je t’écoute, que puis-je pour toi ?

— Ce matin, M. Deblais m’a convoquée. Il m’a reçue avec son adjoint. Ils m’ont expliqué qu’ils ne pouvaient plus autoriser les aménagements horaires dont je bénéficie.

— C’est-à-dire ?

— Je dois être présente aux horaires officiels de l’entreprise « pour assurer les nécessités de service ». Ce sont leurs mots. Mais c’est impossible pour moi, ça tombe pile au moment où je vais accompagner ou chercher les enfants à l’école.

— Ils t’ont donné une raison ?

— Rationalisation de la gestion. Ils prétendent aussi qu’à plusieurs reprises, ils ont eu besoin de moi et que j’étais déjà partie. C’est faux ! C’est n’importe quoi. Ma situation et mes horaires n’ont jamais porté préjudice à mon travail. J’ai l’impression qu’ils cherchent à me démonter. Que dois-je faire ?

La pauvre n’est pas loin de la panique. Je la comprends.

— Qu’avez-vous convenu ?

— Ils me laissent dix jours pour m’organiser. Ensuite, ils feront constater mes absences…

— On va trouver une solution, Virginie.

Elle me sourit. Elle me croit. Elle est tellement inquiète qu’elle veut me croire. On est comme ça, nous autres. L’espoir et la confiance en autrui plus qu’en nous-mêmes. Je n’ai pas envie de la décevoir. Je suis révoltée face à cette nouvelle injustice. Mais je dois bien admettre que je ne vois aucune solution immédiate.