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— Je vais aller leur parler. On va étudier leurs arguments et les solutions possibles.

— Merci Marie. Si je perds ce job, je coule à pic…

— Nous en sommes loin. Ne te mets pas cette pression en plus. Comment vont les enfants ?

— Nathan lit parfaitement. Il est prêt pour le CP. Je pense que je vais avoir plus de mal avec Arthur…

— Embrasse-les et ne t’inquiète pas, je te tiens au courant.

Je n’ai pas le temps d’aller voir Deblais maintenant, mais dès le retour du déjeuner, je lui tombe dessus. Je vois clair dans son jeu. Il va fragiliser le plus de monde possible en se servant des points faibles de chacun. Il n’est pas près de l’avoir, son tableau récapitulatif des contrats.

La vie n’est pas décidée à me laisser tranquille avec mon pot à crayons et mon fil bien démêlé. C’est maintenant Benjamin qui débarque.

— Auriez-vous un instant à m’accorder, mademoiselle Lavigne ?

— Je t’en prie.

Même si je n’ai pas envie de voir les signes, ils me sautent aux yeux. Le jeune homme est mal à l’aise, dans ses petits souliers. Objectivement, on peut même dire qu’il semble contrit. Il n’ose pas me regarder en face et il fait des petits pas comme s’il portait déjà des chaînes aux pieds pour purger une peine. Et s’il était celui que j’ai attendu samedi ? Et s’il était mon amoureux mystère ? Je l’avais retenu pour mon casting, et dans le rôle de l’homme qui avance vers moi sur le quai, il avait l’air craquant.

— Vous étiez absent vendredi…, dis-je d’un ton neutre.

— Un rapide voyage à accomplir… C’est de cela que je souhaite vous parler. Mais ce n’est pas évident pour moi…

N’ajoute pas un mot de plus, jeune séducteur. Tu es découvert ! Tout concorde, tes regards, tes sous-entendus, tes visites incessantes et ton numéro de charme.

Il est là devant moi, timide, honteux. Je l’observe. J’étais certaine d’en vouloir à mort à celui qui m’avait infligé ce rendez-vous manqué et là, maintenant qu’il se tient devant moi, je n’arrive pas à éprouver la moindre rancune. J’en suis incapable. Il m’attendrit. C’est épouvantable. Malgré ce que j’ai enduré à cause de lui, malgré les heures de torture et de peine, toute ma colère est en train de fondre comme neige au soleil. C’est comme si en moi, une trappe s’était ouverte et que mes deux tonnes de rage et mes six cents kilos de haine y étaient tombés dans une oubliette. Qui a installé en nous ce mécanisme secret dont seuls les hommes contrôlent le déclenchement ? On leur en veut, on les maudit, et il suffit qu’ils se pointent le bec enfariné pour qu’on leur pardonne, d’autant plus vite s’ils sont mignons… Je viens de mettre au jour un secret de notre architecture affective que nous-mêmes ignorons : notre cœur est équipé d’un double fond, il peut digérer toutes les peines du monde à la seule condition qu’une minuscule lueur l’illumine. Une lueur pour illuminer la nuit la plus sombre…

Benjamin me regarde enfin. Est-ce que je me verrais avec lui ? Ma foi, en admettant que je m’envisage avec un homme, je l’aurais imaginé autrement, mais il est beau garçon et ce qu’il a écrit dans ses lettres me laisse penser qu’il est plus mature que son âge.

— Je vous ai demandé beaucoup de choses et j’ai abusé de votre temps…

— Ce n’est pas grave.

— Si, si, je m’en veux vraiment.

— Oublions tout cela.

— J’espère que vous n’êtes pas allée vous battre pour mon augmentation parce que je m’en voudrais énormément…

J’aurais sans doute préféré qu’il culpabilise pour le rendez-vous manqué de la gare ou l’état d’incertitude dans lequel il m’avait plongé, mais chacun sa façon de voir.

— Je vais quitter l’entreprise, mademoiselle Lavigne.

Je m’étrangle.

— Tu pars ?

— Oui, je vais me marier et mon beau-père m’offre un poste dans sa société de transports, dans l’Est.

Ce n’est pas lui qui a écrit les lettres. Ce n’est pas lui qui m’a fait poireauter. J’en suis presque déprimée. L’espace d’un instant, j’ai vraiment aimé l’idée d’être courtisée par ce jeune homme. Il devine ma déception sans en soupçonner la véritable cause. Je me suis fait tout un roman pour rien. J’en viens même à me demander si j’ai bien reçu les lettres. Je doute de tout, et d’abord de moi-même.

Il s’avance.

— Je vois bien que vous êtes déçue. J’en étais sûr, vous êtes allée plaider ma demande à la direction.

— Ne t’en fais pas, Benjamin. Cela n’a aucune importance. Tu seras sans doute mieux à travailler avec ta famille qu’ici. Je suis aussi contente pour ton mariage. Félicitations à toi et à ta future épouse. Soyez heureux.

— Je vais négocier pour réduire mon préavis mais ne vous inquiétez pas, je m’en charge moi-même. Je vous ai fait perdre assez de temps comme ça.

Il ne m’a pas fait perdre de temps. C’est moi toute seule qui me suis raconté des histoires. Je trouve triste d’avoir mon âge, de savoir tellement de choses et de n’être toujours qu’une pauvre écervelée qui recommence à chaque fois de zéro lorsqu’il s’agit d’une histoire de cœur.

32

— Émilie, tu n’étais pas en train de faire la sieste ?

— Non, la honte m’empêche de fermer les yeux. Marie, je ne te remercierai jamais assez pour ce matin. Je suis vraiment la dernière des nulles.

— Ne sois pas si certaine de détenir le record, je connais une concurrente sérieuse… Comment te sens-tu ?

— Physiquement bien, mais moralement très mal. Rien, dans cette affaire, ne penche en ma faveur. Tu m’aimes toujours ?

— Évidemment, pauvre folle. Mais fais-moi le plaisir de ne plus accepter d’invitation de n’importe qui !

— Promis. Et toi, la journée au bureau ?

— Deblais s’en est pris à Virginie. Plus de doute, il va falloir se battre. Et puis je sais que ce n’est pas Benjamin qui a écrit les lettres. Il est venu me dire qu’il quittait l’entreprise et allait se marier.

— C’est toujours un suspect de moins à surveiller. En même temps, ce n’était pas le plus moche…

— Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a mis un coup. Pour être franche, j’ai même le moral dans les chaussettes.

— Tu ne vas pas nous faire une déprime parce que tu as un suspect de moins ?

— Eh bien si. Je m’étais dit et répété que je ne voulais plus d’homme, que ce n’était plus pour moi et que je n’en avais rien à faire. Ne plus souffrir, ne plus croire aux illusions. Et voilà que je m’écroule dès que je perds un seul de mes prétendants fantasmés. Je suis complètement à la dérive. C’est comme s’il existait deux Marie en moi, celle qui réfléchit et qui n’en peut plus, et celle qui ressent et est prête à y retourner parce qu’elle n’a rien compris à la vie. La raisonnable et la folle. La raisonnable a d’ailleurs une question pour la folle : si je voulais tous ces hommes, est-ce que ça ferait de moi une malade ?

— Non, seulement une grosse cochonne !

Je suis au trente-sixième dessous et elle se moque de moi.

— D’accord, je vois le genre, Madame veut jouer aux vannes qui font mal… Ce n’est pas moi qui fricote avec Frankenstein, le monstre collectionneur d’art nul.

— Venant d’une fille qui vole les chats, ta petite remarque vicieuse ne m’atteint pas !

Une idée me vient.

— Écoute, Émilie, puisque nous avons toutes les deux survécu à cette lamentable journée, que dirais-tu d’aller célébrer ça dans un petit resto, juste toi et moi ?