Elle est passée me chercher en voiture et nous avons rejoint le centre-ville. Un soir en début de semaine, nous avons eu moins de difficulté à nous garer et nous avons pu aller choisir de visu parmi les établissements ouverts le lundi. Nous avons arrêté notre choix sur un petit bistrot, dans une des rues tranquilles qui donnent sur la grande place. J’étais déjà venue plus jeune et j’y avais même invité Hugues au début de notre liaison. C’est moi qui le lui avais fait découvrir. Ce soir, même si le temps est couvert et qu’il fait humide et froid, il y a dans l’air quelque chose de léger pour Émilie et moi. Qui aurait pu prédire que l’on se retrouverait toutes les deux, joyeuses, après tout ce que nous avons affronté ces dernières heures ?
Dans l’entrée de l’établissement, nous attendons que les serveurs placent les clients arrivés avant nous. Émilie me confie :
— J’ai encore aperçu mon voisin d’en face. Je connais son prénom, il s’appelle Julien.
— Tu lui as parlé ?
— Non, je suis allée regarder sa boîte aux lettres.
— Tu ferais mieux de l’aborder directement.
— Je n’oserai jamais ! Je crois qu’il rentre le midi parce que je l’ai vu tout à l’heure. Cette fois, c’est avec un chien qu’il a joué.
Je vous promets que je n’ai fait aucune réflexion.
— Va le voir, Émilie. Voilà des mois que tu m’en parles. Tu as déjà écumé tous les clubs possibles pour essayer de rencontrer un homme. À l’association des joueurs de bridge, ils étaient trop vieux ; au modélisme, tu les trouvais infantiles et souvent mariés ; ils ne parlaient pas assez au club d’échecs, et je ne vais pas te faire l’affront de te rappeler comment ça s’est fini au théâtre…
— Pitié, s’il te plaît.
— Alors ? Où vas-tu t’inscrire cette fois ? Au club d’équitation ? Et tu finiras par épouser un poney parce qu’il n’y a que des filles dans ces endroits-là ?
Un courant d’air froid nous décoiffe. Quelqu’un vient d’entrer derrière nous. Émilie se retourne et se crispe aussitôt. Qu’a-t-elle vu de si épouvantable ? Son prof d’art dramatique avec une sculpture plantée dans la tête ? Elle me murmure quelque chose que je ne comprends pas.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
Je me retourne. Je blêmis. Hugues est là, bras dessus bras dessous avec une jeune femme que l’on croirait tout droit sortie de la une d’un magazine glamour. Même si je la déteste, je suis bien obligée d’admettre qu’elle est vraiment très belle.
— Marie, qu’est-ce que tu fous là ?
Tenez-vous bien : il n’a même pas l’air gêné. Pire, c’est moi qui le suis. Le monde à l’envers. Il se pavane et me toise :
— C’est sympa les filles, vous vous faites une petite bouffe entre célibataires ? Cool. Ne mangez pas trop, sinon vous allez prendre des hanches et aucun mec ne voudra plus de vous.
Satisfait de sa méchante vanne, il embrasse à pleine bouche celle qui doit être Tanya. Dix ans plus tôt, exactement au même endroit, c’est moi qui avais l’honneur de me faire sucer le visage par ce poulpe qui étale ainsi à la face du monde son bonheur d’avoir conquis une femelle.
Émilie me fixe. Ses yeux m’ordonnent de le gifler puis de lui rentrer le panneau du menu dans un endroit que ma bonne éducation m’interdit de vous préciser davantage.
Jamais avare d’un bon mot, Hugues ajoute :
— Faites gaffe, les filles, c’est un resto d’amoureux, vous risquez de passer pour un couple, si vous voyez ce que je veux dire…
— Viens Émilie, on s’en va.
Hugues n’en loupe pas une :
— Très bien. Comme ça on gagne une place. Avance donc tes jolies petites fesses, ma Tanya.
Et le voilà qui lui remange la moitié du visage. C’est plus du maquillage waterproof qu’il lui faut à la pauvre fille, c’est de la peinture spéciale bateaux. On sort avant qu’il attaque la coque.
Dans la nuit, je marche vite. Émilie a du mal à suivre. On l’aura vraiment sentie passer, cette journée.
— Il a vraiment dépassé les bornes, fait Émilie, choquée. Pourquoi t’as rien dit ?
— Qu’est-ce que tu voulais que je réponde ?
— Je ne sais pas moi, mais on ne peut pas accepter qu’il balance des horreurs pareilles.
— Compte sur moi, cette fois, je ne vais pas laisser passer. Il va me le payer. J’ai besoin de deux kilos de pommes de terre — des charlottes, des belles — et de dix-huit boîtes de laxatif.
33
Malgré le climat grippal de cet hiver qui n’en finit pas, je n’ai besoin d’aucune vitamine. La rage me porte, la colère et la soif de vengeance m’animent. Plus besoin de faire du sport, plus besoin de bonnes résolutions, les mauvaises me suffisent amplement. La rage m’aide à brûler les calories et me donne aussi envie de mettre le feu à l’autre fumier et tout ce qui compte pour lui.
Quand je pense que j’étais prête à renoncer à lui faire la guerre. Quand je pense que j’allais me satisfaire de leur avoir dérobé un chat qui se montre tous les jours un peu plus malin et plus affectueux. Il est vrai que cette bestiole contredit à elle seule le dicton : « Bien mal acquis ne profite jamais. » Paracétamol est passé à l’Ouest, il a changé de camp. Il pactise avec son ravisseur. C’est le syndrome de Stockholm avec des croquettes. Du coup, j’étais prête à poser l’épée face à l’autre débris et sa gravure de mode, mais le coup du resto, l’humiliation publique, ça, je ne vais pas le lui pardonner. J’ai tout prévu, tout planifié. Ça peut pas rater.
— Émilie, s’il te plaît, ne me refuse pas ce coup de main.
— Jamais. Tu es une grande malade. C’est hors de question.
— Je sais où trouver les costumes et les perruques. C’est sans risque.
— Non, Marie, cette fois tu vas trop loin. Autant je comprends que tu lui en veuilles, autant je ne crois pas que ton expédition punitive soit une bonne idée.
— Alors quand tu prétendais que tu étais prête à m’aider, que je serais surprise de savoir jusqu’où tu pouvais aller, c’était du flan ?
— Le problème n’est pas là. N’insiste pas. Il est hors de question que je me déguise en fée pour aller livrer de la bouffe gavée de laxatifs à la fête de ton ex.
— Ça ne te prendra que quelques minutes ! Tu montes, tu sonnes, tu déposes les boîtes et tu disparais. Tu peux bien faire ça pour moi !
— Marie, s’il y a une enquête, cette fois, les flics vont vraiment venir m’embarquer. Je vais être accusée d’empoisonnement massif.
— Une bonne diarrhée n’a jamais tué personne.
— Non mais tu t’entends ? Est-ce que tu réalises ce que tu projettes de faire ?
— Parfaitement, et figure-toi que ça m’aide à me sentir mieux. Pour m’endormir, je compte les chasses d’eau…
— Tu es cinglée.
— Cela ne te posait pas de problème que je le sois quand c’était pour jouer ta sœur à ton rencard bidon avec les motards du parc.
— Oh, le coup bas !
— Ça ne te gênait pas non plus que je sois assez branque pour aller vérifier si tu n’avais pas tué ton collectionneur d’art libidineux. Est-ce que tu imagines la tête qu’auraient pu avoir vos enfants ? Moitié amphibiens, moitié princesses ?
— Ton procédé est révoltant. C’est de la manipulation, du chantage odieux ! Je n’ai jamais révélé à personne que tu léchais la colle des timbres par gourmandise. Mais là, je te jure que je vais te balancer à la première occasion. Je raconterai aussi à tout le monde que Madame prend un malin plaisir à léchouiller les enveloppes ! Et après on s’étonnait que plus rien ne colle ! Évidemment, Madame la malade de la tête avait tout léché !