On entre dans l’immeuble. Plus on approche de la zone d’opération, plus Émilie traîne des pieds. Je sens bien qu’elle renâcle. Finalement, elle fera un très beau couple avec son poney. Elle s’appellera Mme Cataclop et, comme son mari, cette vilaine carne refusera l’obstacle.
Au pied de l’ascenseur, je croise ceux qui ont été mes voisins pendant plus de cinq ans. Ils me gratifient d’un « bonjour monsieur » qui me rassure. Bravo le maquillage. Ils ne me reconnaissent pas et tant mieux. Je les aimais bien. C’est une bonne chose s’ils sont absents ce soir. Fuyez cet immeuble, pauvres villageois ! Il sera bientôt la proie de la huitième plaie d’Égypte et d’une odeur pestilentielle ! Bonne soirée.
On s’est fait piquer l’ascenseur par des gens qui l’ont appelé dans les étages. Émilie n’a pas l’air d’aller très bien. Je la réconforte :
— Respire un bon coup, tout sera fini dans quelques minutes. Tu te rends compte, on aura vécu ça ensemble. Ça vaut une guerre, c’est plus fort qu’un pacte signé de notre sang…
— Je ne me sens pas bien. Je ne vais même pas avoir besoin de manger tes saloperies pour être malade.
— Tu as honte de leur infliger ça ? C’est ta conscience qui te torture ?
— Non, c’est mon cul. J’ai le bide en vrac. Je n’aime pas me déguiser, depuis toute petite, ça me met mal à l’aise. Je trouve ça complètement débile.
— Mais tu es très bien en fée, je te jure. Même les boucles blondes, franchement…
— N’ajoute pas un seul mot ou je m’envole et je te laisse toute seule avec ta bouffe de tueuse et ta tête de lapin verdâtre, espèce de cinglée.
L’ascenseur redescend enfin. Soudain, Émilie tourne de l’œil et lâche ses boîtes. Elle s’effondre dans l’escalier au milieu des beignets empoisonnés qui roulent partout.
— Émilie !
Je me précipite à ses côtés et lui relève la tête.
— Je t’en supplie, parle-moi !
Elle a les mêmes soubresauts que dans la voiture. Les gens sortent de l’ascenseur. Ils tiennent un tout petit chien en laisse. En découvrant le spectacle, ils s’arrêtent et nous regardent. Comment leur en vouloir ? Ce n’est pas tous les jours que l’on voit un lapin réconforter une fée au milieu des beignets multicolores. Même à leur âge, c’est un coup à croire de nouveau au Père Noël et à la petite souris. Eux sont bien habillés. Si ma mémoire est bonne, ils habitent au troisième. Ils se rendent probablement à un dîner chic. Je tente de les rassurer :
— Tout va bien, c’est un simple étourdissement.
Pourquoi est-ce que j’ai dit ça avec un accent chinois ? Sans doute par instinct, pour ne pas qu’ils reconnaissent ma voix. Trop forte, Marie. J’ai toujours su qu’au fond j’étais une authentique guerrière.
Avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, le petit chien engloutit un des beignets tombés au sol. Ce qu’il a mangé est presque aussi gros que lui. Comme c’est triste. Leur dîner est foutu. Et les voilà qui partent déjà avec leur petite bombe à retardement au bout de sa laisse.
Vite fait, je replace les gâteaux dans les boîtes. Certains ont pris des coups en tombant. Ils ont des fuites de crème. Surtout ne pas se sucer les doigts.
Émilie se redresse.
— Marie, je ne vais pas y arriver. Je te jure, je sais que je ne vais pas tenir. Je voudrais tellement t’aider… J’espère que tu me pardonneras.
— T’inquiète, je vais gérer.
Ce n’est pas maintenant qu’on est arrivées ici que je vais renoncer. Je suis le cheval de Troie avec supplément fromage et chorizo. Je suis le héros de guerre qui va se sacrifier en sautant avec ses grenades couvertes de nappage framboise. Je fais une grande pile avec toutes les boîtes et je m’élance.
— Émilie, tu restes là. Tu ne parles à personne et tu ne lèches pas le carrelage, c’est compris ?
Je crois qu’elle a une aile cassée.
35
L’ascenseur m’emporte vers mon destin vengeur et je souffre. Dans mon costume, j’ai affreusement chaud et mes bras s’étirent sous le poids des boîtes. Je cale la pile contre la paroi et je reprends mon souffle. Mes grandes oreilles touchent le plafonnier. Je ne sais pas comment je m’en sortirai si elles prennent feu. Surtout ne pas imaginer la scène. C’est quand on y pense que ça arrive.
La musique s’entend deux étages en dessous. Quel cauchemar pour les voisins ! Et quelle musique en plus ! Des tubes vieux de vingt ans. Deux cents décibels de régression pour s’affoler le popotin.
Si je dois m’adresser à quelqu’un, à la guerre comme à la guerre, je ressors mon accent chinois. J’espère que personne ne me reconnaîtra. Sinon, je vais me retrouver comme un pauvre lapin le jour de l’ouverture de la chasse ! Avant de lancer l’offensive, entre deux refrains disco, je m’interroge une dernière fois sur le bien-fondé de mon action. Est-ce que j’ai honte du forfait que je m’apprête à accomplir ? Oui. Un peu. Mais de tous les sentiments que j’ai affrontés ces derniers temps, la honte n’est vraiment pas le plus difficile à supporter. Il est de toute façon largement compensé par l’envie légitime d’en faire baver à Hugues. Et maintenant que la bonne conscience a eu sa dernière plaidoirie sans réussir à infléchir le verdict, l’honorable juge peut ordonner l’exécution. Je me concentre sur mon objectif : je suis un lapin qui livre de la nourriture empoisonnée.
Je passe au moins une minute avant de réussir à sonner parce que je suis obligée d’appuyer sur le bouton avec l’angle d’une boîte de pizza qui se décale sans arrêt. On dirait une épreuve de jeu télévisé stupide, en plus j’ai déjà le costume.
Je ne sais même pas qui m’a ouvert la porte. En fait si, je sais, c’est Grosminet, mais ce que je veux dire, c’est que j’ignore qui se cache dedans. Dans un déluge de faisceaux laser, j’aperçois des super-héros, des caricatures de gangsters ou des pseudo-sosies de célébrités. Certains dansent, d’autres discutent. Il y a énormément de monde. Tant pis pour eux. Tous complices, tous condamnés !
— Livraison de pizzas et de beignets !
Quelqu’un s’exclame « super ! » mais je suis incapable de dire si c’est la danseuse brésilienne ou le Pokémon. Des mains soulèvent les couvercles sur mon passage avec des exclamations affamées. Personne ne se demande qui a commandé ce que j’apporte. Tant mieux. Je me dirige vers la cuisine pour tout déposer mais puisque je suis dans la place, je ne résiste pas au plaisir de faire le service moi-même, ce qui m’offre en prime l’occasion de voir qui est présent et qui va le payer cher.
Je viens de reconnaître deux copains de Hugues. Ils sont costumés l’un en cowboy et l’autre en Batman. Je leur propose des beignets qu’ils acceptent avec enthousiasme. Ils me sourient, me complimentent sur mon déguisement. Je suis bien contente de les empoisonner parce que je ne les appréciais pas du tout. Le cowboy était du genre à vous faire miroiter un préservatif comme si c’était une bague de fiançailles à trente millions de dollars, et Batman se vantait de choisir ses caleçons avec soin — parfois même avec des messages écrits dessus — au cas où le premier rendez-vous se passerait comme dans ses rêves. Deux mecs bien.