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On s’est fréquentés un peu mais aujourd’hui, ils ne me reconnaissent pas. Il y a quelque chose de jouissif à parler avec des gens dont on a été proches pendant des années et qui ne vous identifient pas. On les redécouvre avec un œil neuf. C’est comme une première fois, mais en sachant à qui on a affaire. Savoureux. On mesure l’hypocrisie, l’ampleur du numéro de charme qu’ils vous servent au départ, les égards dont ils font preuve au début et qu’ils ne se donnent plus la peine de maintenir ensuite. Je prends goût à ce petit jeu. L’expérience est surprenante. Certains s’adressent en plus à moi comme si j’étais un garçon. Je note que les hommes ne se trompent pas — sans doute parce qu’ils devinent mes formes — mais que les filles, surtout les jeunes, se fourvoient. Je poursuis ma distribution, semant le bonheur partout en vidant les boîtes les unes après les autres. J’ai l’impression d’évoluer dans un rêve. Sur fond de musique trop puissante, je me promène dans les séries télévisées de mon enfance ou dans une superproduction qui réunirait tous les mythes du cinéma. Les gens me prennent les boîtes des mains et se servent. Je vois les parts qui se répandent, j’entrevois des dents qui dévorent. Le mal est en train de se propager. Alors que l’insouciance et la joie sont partout, le fléau rampe dans l’ombre. Il ne va pas tarder à frapper ! On dirait la bande-annonce d’un film d’horreur américain : « Ils ne le savent pas encore, mais leur derche va trinquer ! », « Vous l’avez adoré dans HUGUES : LE BAMBOU A CRAQUÉ, ne le manquez pas dans HUGUES 2 : LA REVANCHE DU LAPIN MAUDIT. » Il y aurait des ralentis sur les bouches qui s’empiffrent avec de la musique stridente qui fait flipper. Mangez, mangez mes petits, ça vous apprendra à venir faire la fête avec ce vilain naze.

Une question me vient : si j’étais toujours en couple avec lui et si ces gens étaient mes amis, est-ce que je pourrais m’amuser dans cette fête ? Sincèrement, je crois que non. Je n’ai jamais eu le goût des célébrations adolescentes organisées par principe. On passe de la musique très fort, on boit et on fume n’importe quoi comme certains que j’aperçois, et on se force à être de bonne humeur en faisant de l’humour à pas cher. Je ne me suis jamais sentie à l’aise dans ces fêtes. Trop de frime, trop de vide, trop de codes. En général, je finissais à la cuisine avec ceux qui avaient vraiment envie de discuter. On beurrait les toasts des fêtards et on restait entre humains. J’ai d’assez jolis souvenirs en marge de ces fêtes. Elles avaient au moins le mérite de nous permettre cela.

J’ai fait le tour de presque tous les invités, mais je n’ai pas encore eu la chance de rencontrer les maîtres de cérémonie, ceux qui reçoivent. Je finis par croiser Tanya, qui s’est trouvé un costume minimaliste qui met parfaitement tous ses charmes en valeur. Ce genre de fille sait faire cela d’instinct. Ce soir, elle est une diablesse en bas résille. Et devinez qui arrive derrière avec la bave aux lèvres ? Mon ex ! Il est déguisé en chien ! Il aurait aussi bien pu choisir de se déguiser en carpe, étant donné que je suis un lapin, cela expliquerait symboliquement l’échec de notre couple. Hugues est dans une forme éblouissante. Avec son humour bien à lui, il passe son temps à se frotter sur les jambes des convives, femmes et hommes. Qu’il est drôle, le pauvre. Il réussit à être à la fois vulgaire et lourdingue. Je lui offre un beignet et il ne se fait pas prier. C’est un moment hors du temps, historique. Il est face à moi, me sourit avec sa truffe peinte sur son nez et ses grandes oreilles qui pendent. Voilà des mois que nous n’avions pas été aussi proches. C’est surréaliste. Nous échangeons un vrai regard, il doit me penser troublée par son charme canin. Il me remercie avec plus de gentillesse qu’il ne l’a jamais fait. Pendant des années, j’ai tout fait pour lui et c’était normal. Il tenait mes efforts pour acquis. Il s’était habitué. Ce que je pouvais faire de mieux ne valait même pas un soupçon de gratitude. Et le voilà tout reconnaissant parce que je lui donne à manger un beignet rempli de laxatif… Allez comprendre. Mange, mon tout beau, tu n’es que le deuxième chien que j’empoisonne ce soir.

J’identifie à présent beaucoup des invités. La plupart n’ont pas bougé le petit doigt lorsque je me suis fait dégager. Ils vont payer pour ça. Par contre, je suis contente, Floriane n’est pas là. Ça m’aurait fait de la peine de la rendre malade.

Je n’ai pratiquement plus rien à distribuer. Mon plan s’est déroulé au-delà de mes espoirs. C’est génial. Je n’ai plus qu’à me sauver. Je ne reviendrai sans doute plus jamais dans cet appartement. Comme dirait Hugues, c’est une page qui se tourne, mais j’ai bien peur qu’elle soit écrite sur du papier hygiénique. En parlant de ça, une dernière idée me traverse l’esprit. Génie du mal, quand tu nous tiens ! C’est la cerise sur le gâteau, le bouquet final. Je sais que ce n’est pas bien. C’est mesquin. Je me rends aux toilettes et, avec une vilenie assumée, je balance par la fenêtre tous les rouleaux de papier en réserve. Quel bonheur ! Et hop ! J’entends le choc ouaté des rouleaux qui s’écrasent cinq étages plus bas, dans la cour de l’immeuble voisin. Ils ne pourront même pas les récupérer. C’est étrange parce que cette fois ma conscience me dit que j’ai dépassé les bornes. « Le mieux est l’ennemi du bien », dit le proverbe. J’en ajoute un autre, spécialement créé pour la circonstance : « Dieu aime les grands guerriers mais déteste les mesquins. » Après avoir saboté les réserves, je quitte les W-C. Je me dirige droit vers la porte de sortie de l’appart mais deux joyeux lurons — un policier et un astronaute — m’entraînent pour aller danser dans le salon. Cette fois, je ne vais plus pouvoir vivre à crédit. La Providence a décidé de me faire payer comptant. Alors que je tourne la tête, sans doute pour me remercier d’avoir fait le service, le policier me fourre le dernier de mes beignets dans la bouche. J’en recrache la plus grande partie, mais je sais que le mal est fait. Le poison est dans la place.

Je suis comme le serpent qui se mord la queue. Je suis la mouche qui se fout un grand coup de tapette. Le lapin va avoir le pompon tout sale. Je promets de ne plus jamais faire preuve de mesquinerie. Mais pour ce soir, il va quand même falloir assumer.

36

Connaissez-vous la fable intitulée « La fée, le lapin et le beignet qui file la courante » ? Il y est question d’une jolie fée qui vomit dans l’évier parce qu’elle a eu trop peur, pendant que son ami, le gentil lapin, se vide par l’autre bout dans la petite pièce où il y a un peu d’écho. Je ne vais pas vous la raconter parce que je tiens à ce que vous gardiez une belle image de la vie. Mais je vous livre quand même la morale de cette touchante histoire : « On subit toujours une part du châtiment que l’on inflige. » C’est beau, et puis c’est vrai. Je suis certaine que dans mille ans on enseignera encore cette édifiante historiette aux enfants — du moins on devrait.

Maintenant, soyons honnêtes : il y a les grands principes et il y a la réalité. Alors en quittant la fête, bien que malade comme une bête, j’ai quand même réussi à bourrer des patates dans la plupart des pots d’échappement des invités. Je sais que vous n’allez pas m’admirer pour cela, et pourtant je vous jure qu’enfoncer une pomme de terre dans un tuyau d’une main pendant que vous vous tenez le ventre qui gargouille de l’autre relève de l’exploit. Si quelqu’un m’a vue, il sait que les envahisseurs sont là, qu’ils ont pris forme presque humaine, et qu’il lui faut convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé. Vous avez le droit de considérer que cet ultime volet de mon opération de sabotage contredit la morale énoncée quelques lignes plus haut, mais j’y oppose un argument imparable : « Le désir de vengeance naît uniquement parce que la justice est trop longue à intervenir, voire n’intervient pas du tout. »