— Caroline m’a parlé des lettres que tu reçois.
Je suis estomaquée. Elle a dit cela sur le même ton que lorsqu’elle me raconte sa série. Elle a lâché ça tout d’un coup, sans prévenir. Je suis déstabilisée.
— Ce n’est rien d’important. Aucune raison de s’inquiéter.
— Je ne m’inquiète pas pour ces lettres, je m’inquiète pour toi.
— C’est gentil, maman, mais tout va bien.
— Je peux bien te l’avouer à présent : je n’appréciais pas vraiment Hugues.
— Je l’avais deviné. Je me demande d’ailleurs qui l’appréciait, à part moi.
— Au départ, je me suis dit que mon recul vis-à-vis de lui était un vilain réflexe de belle-mère et que je lui en voulais de m’enlever ma petite dernière. Mais avec le temps, j’ai su que ce n’était pas cela. Ce garçon génère lui-même d’excellentes raisons de ne pas le supporter.
Hugues lui rappelait-il son mari, qui nous a lâchement abandonnées ? Jamais je n’oserais lui poser la question.
— Tu sais, Marie, je vais peut-être te choquer, mais je pense que votre rupture est une bonne chose.
— Tant mieux, parce qu’elle a eu lieu. Et pas qu’un peu.
— Je sais ce que tu penses. Je te connais. Tu as toujours hésité à me confier tes problèmes de couple parce que tu crois que le mien est une plaie béante.
— Ce n’est pas le cas ?
— Pas de la manière dont tu l’imagines.
— Ton mari ne t’a pas fait de peine ?
— Si, mais pas plus que Hugues ne t’en a fait. Je le pense sincèrement.
— C’est bien pour cela que je me dis que, comme toi, après cette expérience désastreuse, je vais désormais faire ma vie sans hommes. À quoi nous servent-ils ? Si on fait le bilan de ce qu’ils nous apportent et de ce qu’ils nous infligent, la question vaut la peine d’être posée. On peut très bien se débrouiller sans eux. J’ai un travail, j’ai des amis, j’ai…
— Marie, écoute-moi. Je ne parle pas en tant que mère, mais en tant que femme qui a vécu bien plus longtemps que toi. Ton père nous a abandonnées, c’est indéniable. Mais je le connaissais bien et je l’ai aimé comme aucun autre homme. Je crois qu’il était fait pour être un amant, et pas un père. Ce n’est pas la même chose. Je crois par contre que j’étais faite pour être mère, ce qui n’est pas non plus le cas de toutes les femmes malgré ce que l’on raconte. Alors on peut lui reprocher tout ce que l’on voudra, on peut lui coller notre malheur sur le dos, mais je n’oublie pas que sans lui, je n’aurais jamais eu les deux merveilles qui ont ensoleillé ma vie.
J’arrête de mâcher ma viande.
— Tu sais, Marie, nous les femmes, on a tendance à tout attendre des hommes. Nous espérons beaucoup d’eux et si nous ne l’obtenons pas, nous les en jugeons responsables. Ils doivent nous rendre heureuses, nous valoriser, nous couvrir de fleurs, nous faire voyager, nous rassurer, nous aimer. Pourtant, souvent, le plus grand cadeau qu’ils puissent nous faire, ce sont des enfants. C’est évidemment mieux s’ils restent ensuite pour nous aider à les élever et à les protéger, mais tous n’en sont pas capables.
— Comment peux-tu leur trouver des excuses ?
— Je ne leur trouve pas d’excuses à tous, je te fais part de l’explication pour un seul. C’est toujours une erreur de les mettre dans le même sac. La vie est faite d’individus, de rencontres. Pas de catégories et de statistiques.
— Tu n’en veux pas à notre géniteur ?
— Je n’apprécie pas ce mot, Marie. Je comprends que ta colère te pousse à le réduire à sa fonction biologique, mais il est votre père. Je lui en ai voulu aussi, crois-moi, mais cela ne doit pas prendre le pas sur l’essentiel, sur le plus beau. Son comportement, s’il m’a compliqué l’existence, ne m’a pas empêchée de vivre. Rien n’a été simple et j’aurais préféré une autre situation, mais je n’ai aucun regret parce que j’ai le grand bonheur de vous avoir. Je vous ai vues grandir, j’ai vécu vos premiers pas, vos premiers mots, vos sourires. Je vous ai vues apprendre, découvrir, douter. Même si tu te crois grande aujourd’hui, tu en es encore là. Marie, on devient vieux lorsque l’on cesse d’apprendre. Tu es donc toujours très jeune, n’est-ce pas ?
— Certaines leçons font mal.
— Je le sais, ma fille, je le sais. Et plutôt que de cuisiner mon steak, tu devrais profiter que je suis encore là pour venir pleurer dans mes bras chaque fois que ta vie est trop lourde.
J’ai posé ma fourchette.
— Marie, ces lettres que tu reçois, ces lettres étranges, ne les rejette pas. Il n’y a pas de mauvaise façon de rencontrer son homme. Ils sont bizarres, ils sont épuisants, ils ne nous comprennent pas plus que nous ne les comprenons, mais la vie est bien moins froide lorsque l’on peut se blottir contre l’un d’eux.
Elle glisse sa main sur la table, je la prends dans la mienne.
— Alors pourquoi n’as-tu jamais refait ta vie ?
— Vous étiez là, pour mon plus grand bonheur. Je n’avais pas ma vie à refaire. Je la vivais avec mes deux filles et vous aviez besoin de moi.
Je pensais comprendre, je croyais savoir. Je ne sais plus rien.
— Ma fille, tu as ta vie à construire, et ce n’est pas parce qu’un malotru sans éducation t’a fait perdre du temps et quelques rêves que tu dois considérer que tous les hommes lui ressemblent. Mon histoire n’est pas la tienne. Rien ne t’oblige à finir seule. Ne rejette pas la main qui se tend. Je te souhaite de recevoir d’autres lettres et de découvrir qui te les envoie. Les hommes sont ce qu’ils sont, mais qu’ils s’intéressent à nous est toujours une bonne chose. Laisse-leur une chance. On ne sait jamais où conduira le chemin, mais si l’on a des jambes, c’est pour s’y aventurer. Va, rencontre, ose dire ce que tu ressens, écoute, imagine et décide. Il faut être deux pour tout cela. On accomplit toujours pour quelqu’un ou à cause de quelqu’un. N’aie pas peur. Je suis de tout cœur avec toi.
Pour la première fois depuis des décennies, ce n’est pas de la tristesse que j’ai lue dans les yeux de ma mère, c’est de l’amour.
46
Une nouvelle vie, un nouveau départ, il a bien de la chance. Je reste pensive devant sa grande affiche qui trône sur le panneau d’annonces dans le hall.
— C’est vraiment dégueulasse, me fait remarquer Pétula. M. Deblais ne lui a pas laissé le choix, c’était ce soir ou rien. Dans un délai aussi court, on ne va même pas avoir le temps de lui offrir autre chose qu’un peu d’argent.