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— Bonne journée, les enfants ! Travaillez bien à l’école ! Dites aussi à votre mère que j’ai un colis pour elle depuis deux jours !

— Entendu, monsieur Alfredo !

J’arrive au bas des marches, le concierge m’accueille :

— Ces petits diables débordent d’énergie. Ils sentent le printemps venir. C’est bien de leur âge ! Vous avez vous-même bien meilleure mine, mademoiselle Marie.

— C’est gentil. Mais vous aurez toujours plus d’énergie que nous tous réunis, monsieur Alfredo. Que serait cette maison sans vous ?

Il s’approche :

— Je suis confus. J’ai réalisé cette nuit que j’avais oublié de vous inviter. J’ai annoncé la date avant votre emménagement et j’ai oublié de vous prévenir ensuite.

— Une invitation ?

— Le dimanche 10, pour le déjeuner. J’espère que vous n’avez rien de prévu.

— De mémoire, je crois que non.

— Alors faites-moi l’honneur d’être des nôtres pour le repas annuel que j’offre aux résidents.

— Vous nous invitez à déjeuner ?

— C’est une tradition, le dimanche qui tombe le plus proche du 8 mars. Ce sera votre première édition ! Vous verrez, c’est très convivial. Voilà l’occasion de nous rencontrer autrement, et vous pourrez aussi découvrir ceux de vos voisins que vous ne connaissez pas encore. On vit finalement sous le même toit sans rien partager. C’est dommage. Je pense que M. Dussart sera présent…

Je ne relève pas.

— J’accepte avec plaisir. C’est très aimable à vous. Souhaitez-vous que je prépare au moins un dessert ?

— Si cela vous tente, pourquoi pas ? Je vous inscris donc et je m’en réjouis. Vous me direz si vous venez seule ou accompagnée. Bonne journée !

Seule ou accompagnée ? Voilà bien la grande question de ma vie. Chaque circonstance m’interpelle sur ce point. Est-ce que je veux être seule ? Non, assurément. Est-ce que je vais réussir à trouver quelqu’un pour m’accompagner ? Pour le déjeuner du concierge, je dois pouvoir. Pour le reste de ma vie, c’est une autre paire de manches.

En attendant, pour ce qui est du dessert, je promets de n’injecter aucun laxatif dedans.

Je traverse la cour. Il fait beau, le soleil est éblouissant comme il peut l’être lors des belles journées d’hiver. Si je fais abstraction de mes interrogations existentielles, la journée commence bien. J’aime vraiment l’énergie communicative de M. Alfredo. Lorsque je serai obligée de quitter l’appartement, il me manquera autant que le lieu. Je trouve rassurant de vivre proche de gens comme lui.

À l’arrêt du bus, je tombe sur la petite dame, assise au bout du banc, à sa place habituelle.

— Je suis bien contente de vous voir, lui dis-je. Voilà des jours que vous n’étiez pas là.

— J’ai été malade. Mais ça va mieux.

— Vous attendez Henri ?

Elle regarde sa montre.

— Il est encore en retard, mais ne devrait plus tarder.

— Mon bus est là. Je vous laisse ! À demain !

— Bonne journée, jeune fille.

Elle m’a appelée « jeune fille ». Décidément, la journée débute magnifiquement. Je serais curieuse de découvrir à quoi ressemble Henri. J’ai l’impression qu’il n’est pas souvent à l’heure. Il est vrai que les hommes et la ponctualité, ça fait souvent deux.

En arrivant au bureau, je découvre Pétula plongée dans son livre. Elle grignote une barre chocolatée.

— Bonjour Pétula.

— Salut Marie !

— Toujours dans ton bouquin ?

— Plus que jamais. Là, ils expliquent que les chiens captent la radio et que l’armée américaine les entraîne pour faire de l’espionnage. Je te raconterai, mais pour le moment dépêche-toi, la formation a commencé depuis dix minutes. Ton groupe est en salle de réunion. Il ne manque que toi. Fonce !

50

La formation. J’avais complètement oublié. Il est vrai que j’ai d’autres préoccupations en tête en ce moment. Ce n’est quand même pas sérieux, d’autant que c’est moi-même qui l’ai programmée. Certes, je ne l’ai pas organisée parce que je la crois utile, mais parce qu’il faut bien dépenser les budgets faute de quoi ils ne sont pas reconduits. Alors j’ai passé les listes au crible et sélectionné celle qui me paraissait la moins inutile. Je ne me souviens plus du nom de l’atelier pour autant.

J’entre, rouge de honte. Tout le monde est installé et l’animateur a déjà commencé son exposé. Puisque Émilie et les copines n’étaient pas concernées, je me suis inscrite dans le même groupe que les garçons. Par chance, il reste une place à côté de Kévin.

— Bienvenue à notre retardataire, qui n’a rien manqué puisque je présentais les axes de mon intervention. Nous allons donc aborder ce matin les différentes manières de faire passer une information dans une équipe. Comme le disait Louis Pasteur, célèbre biologiste inventeur de la rage, tout l’orchestre doit jouer au même tempo. Et pour être au diapason, il faut savoir faire passer les partitions !

Il rigole tout seul. C’est terrifiant. Il croit que Pasteur a « inventé » la rage. Il a sûrement appris ça dans un livre du genre de celui de Pétula. En fait, la plupart des gens l’ignorent, mais Pasteur était un agent secret américain qui, après avoir appris à capter la radio à des chiens errants, leur a inoculé un virus dérobé dans un coffre alien de la zone 51. Sous l’influence de la musique reggae, le virus a muté pour devenir la rage ! Oui, mesdames et messieurs, c’est la terrible vérité et on nous la cache ! Et c’est d’autant plus grave que dix ans auparavant, alors qu’il était ninja dans les plaines de Patagonie, Pasteur avait aussi inventé la tourista. Les renards lui en veulent à mort — pas pour la tourista, pour la rage, suivez un peu ! J’imagine Pasteur, ce grand homme, une seringue dans une main et une baguette de chef d’orchestre dans l’autre, assénant des phrases définitives sur le management : « Écoutez les renards, maintenant ça suffit ! Arrêtez de vous mordre ! » Il n’avait qu’à les inscrire à une formation.

En attendant, à défaut d’avoir la moindre culture, notre animateur du jour possède tout l’attirail, à commencer par le rétroprojecteur qui balance des phrases d’une profondeur abyssale sur le mur en crépi : « Cultiver l’excellence », « Le lien d’une équipe est sa force », « S’aimer soi-même pour mieux produire », « Ensemble nous sommes invincibles » « Écouter l’autre, c’est le faire exister avec moi » ou « Bien s’asseoir pour mieux taper au clavier »… Je suis assez d’accord avec la dernière.

Notre « formateur » est aussi équipé d’un micro au ras de la bouche comme les vedettes des shows américains, mais malheureusement ce gadget high-tech est connecté à la même sono pourrie que ceux qui chantent en mendiant. C’est Las Vegas dans les couloirs du métro. Il a en plus monté le volume à fond alors qu’on est à deux mètres de lui. On va tous en sortir sourds, mais c’est sans doute le prix du savoir… Accroché à la ceinture, il porte l’arme ultime : le pointeur laser qui lui permettra d’illuminer les mots importants de chacune des révélations fracassantes qu’il nous fera. Voir le point rouge vibrionner sur le mur rendrait mon chat complètement hystérique s’il était là. Paracétamol finirait par lui déchiqueter sa tête d’animateur soporifique. Et comme l’aurait si bien dit le grand Louis Pasteur : « C’est bien fait, t’avais qu’à pas l’énerver. » Et pour fêter ça, dans la foulée, il aurait inventé les convulsions et les haut-le-cœur. Sacré Louis !

Tout le monde observe le pauvre bougre qui débite son texte. Il a dû dérouler son baratin cinq cents fois et n’y croit plus du tout. Pour pallier son manque de conviction, il ponctue ses phrases de sourires mécaniques, mais ils sont tellement forcés qu’ils en deviennent inquiétants. En plus, il a les incisives en biais. C’est à cause de ce genre de comportement que les enfants ont peur des clowns.