— Tu sais que je te fais confiance. Si tu me lâches, je suis foutue.
Je la regarde dans les yeux.
— Virginie, je ne te dis pas que j’ai la solution miracle, mais j’ai deux ou trois cartes dans la manche. Si nous ne sommes pas capables de te sauver toi, alors nous y passerons tous.
Je pense avoir réussi à la rassurer un peu. Sans doute parce que ce que j’ai dit est vrai. Une idée me vient. Finalement, le tableau que je devais préparer pour Deblais devait lui servir à traquer les failles de chaque contrat, mais il préfère visiblement se servir des points faibles dans la vie privée. Je pourrais très bien réfléchir comme lui, traquer les fragilités, non pas pour l’aider, mais pour anticiper ses coups. Je comprends parfaitement pourquoi il s’en est pris à Magali et pourquoi il harcèle Virginie. Si j’étais à sa place, quelle serait ma prochaine victime, et par quel bout l’attraperais-je ?
Émilie débarque. Elle est radieuse, rayonnante d’énergie, habillée comme en plein été alors qu’il fait toujours froid dehors.
— Toi, tu as revu Julien…
— Pas encore, mais on se téléphone à s’en exploser les forfaits.
— Votre enquête sur le stationnement avance ?
— Un peu, mais j’espère qu’on va vite en arriver au chapitre qui concerne la banquette arrière de sa voiture…
— Émilie, un peu de romantisme, s’il te plaît.
Elle change de sujet :
— As-tu croisé Notelho ce matin ?
— Non, pas encore.
— Figure-toi qu’il a un gros pansement au front, un peu comme mon ancien prof de théâtre, mais cette fois, je le jure, je n’y suis pour rien. J’ai d’ailleurs un alibi !
— Tu n’en as pas besoin, c’est moi la coupable.
— Quoi ?
— Je lui ai flanqué des coups de planche hier soir.
— Tu as fait quoi ?
Je lui mime le geste de Guignol tabassant Gnafron. C’est à elle d’être sciée, l’usine à bois marche à plein régime. Elle commente :
— J’ai bien remarqué que, pendant le pot d’adieu de Benjamin, il te tournait autour. Ne me dis pas que c’est lui qui t’a écrit les lettres !
— Pas de danger. Mais l’autre jour, quand on a fait tomber le dossier dans le bureau de Deblais, lui a vu le contenu. Et il sait désormais que sa place est réservée à nos côtés dans la charrette qui conduit à l’échafaud…
— C’est pour cela que tu l’as tapé ?
— Non, c’est plus compliqué que ça, mais ce qui compte, c’est que maintenant, il me picore dans la main. Il va nous aider.
— Tu es donc comme ça, toi ? Tu tapes les hommes à coups de planche pour les dominer ? C’est quoi l’étape suivante, tu le ligotes et tu l’enduis de confiture ?
Notelho passe justement dans le couloir. Il se dirige vers la salle de reprographie. Je décroche aussitôt mon téléphone.
— Valérie, ça te dirait de venir à la photocopieuse terrifier Notelho avec ton soutif pendant que je le menace avec une planche ?
— Je ne suis pas certaine de tout comprendre, mais j’arrive !
52
Notelho se tient devant la machine en essayant d’en appréhender le fonctionnement. En nous voyant entrer toutes les trois dans la pièce, il blêmit. J’annonce d’une voix ferme :
— Émilie, tu bloques la porte.
Le sous-chef essaie déjà d’argumenter, mais à voix basse :
— Qu’est-ce que vous me voulez encore ? Je suis de votre côté, vous le savez.
— Bravo Pépito, fais-je en m’approchant, maintenant tu te débrouilles tout seul pour faire tes photocopies. C’est très bien. Encore quelques mois de travail et tu arriveras à te préparer ton café comme un grand — avec ton stupide demi-sucre qu’on n’arrive jamais à casser.
Valérie s’avance et soulève son chemisier.
— Et celui-là, il te plaît ?
Notelho recule. Je n’avais jamais vu un homme tétanisé par une paire de seins. J’aime beaucoup. Quand je pense qu’il fut un temps où ce type m’impressionnait… Valérie a tout de suite compris comment entrer dans mon jeu. Émilie nous observe avec un sourire béat. J’attaque :
— Tu te souviens de notre petit arrangement ?
— Bien sûr. Je ne suis pas près de l’oublier, j’en ai encore des bleus sur tous les membres de mon corps physique…
Il invente des expressions, c’est bon signe. Il flippe. Il exhibe ses bras. Valérie me regarde, incrédule :
— C’est toi qui lui as fait ça ?
— Non, c’est une planche. Je t’expliquerai.
Je demande à Notelho :
— Où en sommes-nous ? Nous attendons les documents.
— J’y travaille, ce midi sans doute, mais ce n’est pas évident. Il est toujours là.
Valérie est fascinée par la crainte que je lui inspire. Elle en oublie de rabaisser son vêtement. Je lui glisse :
— Tu peux te rhabiller.
Notelho s’empresse de préciser :
— Il est très beau votre porte-gorge, j’aime beaucoup la petite dentelle.
Émilie étouffe un rire. Je ne relâche pas la pression :
— Écoute-moi bien, Pépito : je veux ces documents au plus tard demain, sinon…
Patrice, de la compta, vient d’ouvrir la porte du local. Émilie s’interpose :
— C’est pas le moment.
Percevant l’ambiance « règlement de comptes dans un recoin sombre », le comptable n’insiste pas.
— OK, j’ai compris, je me casse. Je vais aller faire mes photocopies aux toilettes.
Notelho voit sa seule chance d’obtenir de l’aide s’éloigner. Je lui souffle :
— Et maintenant, Pépito, on a en plus un témoin qui t’a vu comploter avec nous…
53
Quelque chose me chatouille la joue. Les moustaches de Paracétamol m’ont réveillée. Il ronronne près de mon oreille. Ce son a quelque chose de rassurant. Si un félin ronronne, c’est que tout va bien. Je me suis assoupie sur le canapé. Je remonte la main vers mon chat. Pour une fois, il ne cherche pas à s’échapper. Je le caresse. Il joue avec mes doigts puis se renverse sur le dos, contre ma tête. Nous sommes deux bestioles d’espèces différentes qui savourons l’instant, ensemble. Je m’étire pour promener la pointe de mon nez sur le pelage de son ventre. C’est le plus doux. Je suis bien.
Quelle heure peut-il être ? Je me souviens que j’étais en train d’étudier les dossiers de mes collègues pour essayer d’anticiper les manœuvres de la direction. J’ai dû m’écrouler. Je rechigne à ouvrir les yeux pour regarder ma montre. Deux minutes de quiétude supplémentaires en compagnie de mon animal ne devraient coûter l’emploi de personne.
Sur un plan plus personnel, je me suis particulièrement intéressée aux dossiers de Sandro et de Vincent. Je n’y ai rien trouvé de significatif. Sandro a un parcours assez modeste mais qu’il fait progresser à chaque nouveau poste. Il monte les échelons peu à peu, régulièrement. Vincent a exercé dans différentes sociétés, toutes assez réputées et appartenant à divers secteurs de l’industrie du luxe. Les deux ont en commun de n’avoir officiellement ni enfant ni situation conjugale. Sandro est là depuis quatre ans, Vincent un peu moins. Leurs fiches n’ayant pas été actualisées depuis leur embauche dans l’entreprise, ils ont eu le temps de développer une vie de famille sans que ce soit mentionné.
Il est presque 2 heures du matin.
— Ma sieste t’a privé de ton dîner, mon grand. Tu dois avoir faim.
Mon chat ne répond rien et continue à savourer les grattouilles que je lui prodigue.