— Viens, je vais te nourrir et en profiter pour grignoter quelque chose avec toi.
Parler à mon chat fait-il de moi une vieille fille ? Non, je ne pense pas. Même mariée et avec six enfants, je lui parlerais, comme à tous ceux qui comptent dans ma vie. Parce que si je suis lucide, je dois admettre que ce chat a pris une sacrée place dans mon existence. Sans doute à cause de ma faculté à m’attacher, mais aussi et surtout grâce à sa personnalité. Je fais attention à lui et il fait attention à moi. Je compose avec ce qu’il est, je sais ce qu’il aime et ce qu’il n’apprécie pas. Lui également. Nous avons appris à prendre soin l’un de l’autre. Chez nous, je n’ai que lui et il n’a que moi.
Depuis quelques jours, on se téléphone moins souvent avec Émilie. J’en suis paradoxalement aussi heureuse que triste. Bien que passant mes journées près d’elle au bureau, mon amie me manque terriblement. Nos coups de fil de fin de soirée laissent un sacré vide. On ne se disait rien d’important mais on était là, ensemble, on papotait pour le plaisir de dire des bêtises. Pour se sentir moins seules aussi. On finissait toujours en se souhaitant bonne nuit.
D’un autre côté, je suis contente qu’elle soit moins disponible parce que cela signifie que son histoire avec Julien avance. Je l’ai voulu, je l’ai espéré pour elle. Cela ne rend pas son éloignement ou son silence moins douloureux pour autant.
Je ne souhaite plus « bonne nuit » qu’à mon chat. Il ne répond jamais. Sans doute parce que lui se couche plus tard. Si ça se trouve, il me souhaite aussi une bonne nuit mais bien après, et je ne l’entends pas parce que je suis déjà endormie. Je sais, ça fait peur. J’aime l’idée de souhaiter bonne nuit à quelqu’un. J’y suis attachée. C’est un rituel lié à l’un des comportements vitaux de notre espèce. Nous ne pouvons pas vivre sans repas et sans repos. Nous nous assemblons pour l’un et pour l’autre. Pas forcément avec les mêmes ni en étant aussi nombreux pour dormir que pour manger ! Aucun spécimen d’aucune espèce dotée d’un cerveau ne vit ces deux temps essentiels complètement isolé, sauf les humains parfois, mais rarement par choix.
J’aime vraiment cet appartement, il est beau, il est grand, mais j’étais plus heureuse lorsque nous vivions entassées dans notre deux-pièces avec ma mère et ma sœur. Nous étions comme des marmottes au fond d’un terrier ; Caro et moi nous sentions comme des chiots dans leur panier, à l’abri dans les pattes de leur mère. Aujourd’hui, mon terrier est bien plus grand. Je n’ai jamais eu de panier aussi vaste, mais j’y suis seule.
Qu’est-ce qui fait d’un logement un foyer ? Qu’est-ce qui transforme un décor en un lieu plein de vie ? Sans doute le fait que des gens s’y retrouvent, qu’ils s’y espèrent et y partagent un quotidien. Un foyer est un lieu où ceux qui s’aiment ont rendez-vous. Petite, déjà, j’étais consciente de cela même si je ne savais pas le formuler. À la maison, j’aimais attendre ma mère et ma sœur. J’avais rendez-vous avec elles, je savais qu’elles allaient venir. J’avais hâte que nous soyons au complet. En patientant, j’adorais mettre la table pour elles. Je disposais les assiettes, je pliais les serviettes en forme d’animaux — j’étais tellement douée que personne ne reconnaissait jamais lesquels ! Je faisais attention à ce que les verres et les couverts soient correctement placés. Même pour un repas banal, cette préparation était essentielle à mes yeux. C’était une façon de rendre visible l’affection que je leur portais. Pendant mes années de vie commune avec Hugues, ce fut différent. Lorsque nous avons emménagé, j’avais ce goût de faire, mais il s’en fichait. Je dressais la table mais il mangeait debout, vite fait, parfois en téléphonant ou en pianotant sur Internet. Il avalait ce que je lui préparais avec soin sans même y prêter attention. Il n’appréciait rien. Peu à peu, sur ce point-là comme sur beaucoup d’autres, il a tué mon élan naturel. Avec le recul, je m’en aperçois. C’est horrible. Il m’a insidieusement convaincue que semer de jolies petites choses ne servait à rien.
Maintenant que je suis seule, débarrassée de lui, ces élans renaissent en moi. J’ai envie de mettre la table pour quelqu’un, j’ai envie d’accomplir pour ceux à qui cela pourrait faire plaisir. Voilà bien longtemps que je n’avais pas eu ce genre de pensées. Que ce soit pour ceux que j’aime ou ceux que je globiche, je retrouve cette volonté-là.
Paracétamol a vite compris que je lui préparais sa terrine. Sans me laisser le temps de finir, il a glissé son museau entre mes doigts pour manger au plus vite. Petit gourmand ! Pendant qu’il dégustait ses bouchées les unes après les autres, je lui ai caressé le sommet de la tête, entre ses petites oreilles pointues. C’est étonnant : il mange rapidement mais ne se goinfre pas pour autant. Il prélève les bouchées avec le même geste délicat, mais à un rythme accéléré.
J’ouvre le frigo mais rien ne me tente. Pour les repas aussi, c’est plus compliqué quand on est seule. On ne cuisine jamais vraiment pour soi-même. On oscille entre ce qui nous est nécessaire pour vivre et ce qui nous fait compulsivement envie. Mais le fait est que l’on ne se nourrit pas correctement. On survit en attendant les autres. Alors je grignote, mais je subis cette horrible malédiction qui nous frappe : tout ce qui est alléchant fait grossir ! Je suis impatiente que la saison des fruits revienne. Je dégusterais bien une belle pêche chauffée au soleil. En attendant, pour ce soir, je vais devoir me contenter de carottes râpées vaguement desséchées.
Mon chat a déjà terminé son plat. Maintenant, il fait sa toilette. Je n’ai pas envie de me retrouver assise seule à ma table, alors je déambule à travers les pièces avec mon assiette. Tout est calme. À cette heure-ci, la plupart des habitants de l’immeuble dorment. M’écrouler de bonne heure m’a fait du bien mais du coup, à plus de 2 heures, j’évolue dans un état de semi-conscience. Pas sommeil mais pas complètement réveillée non plus. Mes pensées sont comme des bulles de savon qui flottent dans l’air et s’entrechoquent doucement. Certaines éclatent et d’autres s’élèvent en tournant sur elles-mêmes.
De quoi ai-je envie ? Qu’est-ce qui me ferait le plus plaisir à cet instant ? Quel est mon rêve ? Puisque ma réflexion est un peu embrumée, je dois pouvoir réfléchir différemment, sans être entravée par tous les filtres activés habituellement. Moins de vigilance sur moi-même. Il est temps de laisser parler le cœur et l’instinct pendant que le cerveau rame !
Est-ce vraiment une vie d’autonomie que je veux ? Ce n’est pas un enjeu pour moi. Dépendre des autres ne m’a jamais posé de problème. Il n’y a que les fous et les orgueilleux qui se croient assez malins pour s’en tirer sans l’aide de personne.
Est-ce que je désire passer le reste de ma vie toute seule ? Non. Mais cela ne veut pas dire que je pourrais à nouveau supporter ce que j’ai vécu avec Hugues. Toutes ces années à croire que je vivais avec quelqu’un qui m’aimait… On projette ses sentiments sur les autres alors que l’on est parfois seul à les porter. Je sais désormais que cela ne conduit nulle part. Donner à des gens sans cœur ne construit rien.
Si une bonne fée apparaît et m’offre de réaliser trois vœux, je sais déjà ce que je lui demande. Je vérifie d’abord qu’il ne s’agit pas d’Émilie qui me joue une vilaine blague dans son déguisement. Je tire donc de toutes mes forces sur ses ailes et sa belle chevelure pour vérifier qu’elles sont authentiques. Si ça résiste, que la vraie fée ne s’enfuit pas et qu’elle consent à me pardonner ce comportement de démente, je ne lui demande ni la fortune, ni la vie éternelle, ni le pouvoir de parler toutes les langues du monde.
Je ne désire que trois toutes petites choses : j’ai envie d’entendre des pas qui s’approchent dans l’escalier, j’ai envie que quelqu’un ouvre la porte et j’ai envie qu’il me prenne dans ses bras parce qu’il m’aime. Je ne demande rien de spectaculaire, pourtant je sais que ces trois toutes petites choses sont le témoin du seul miracle capable de donner un sens à la vie.