Une petite voix intérieure me murmure que même si je suis encore fragile, mon cœur ne va pas laisser mon cerveau m’obliger à passer le reste de ma vie à me méfier des hommes. Mes espoirs sont en train de reprendre le dessus sur mes doutes. Il faudrait simplement que mon esprit et mes sentiments s’associent pour ne pas refaire les mêmes erreurs. Plus facile à dire qu’à faire…
Je dois avouer quelque chose. Au mur du salon, près de la bibliothèque, entre les photos, j’ai punaisé un calendrier sur lequel je décompte les jours qui me séparent de la prochaine lettre. Combien de temps dois-je encore attendre jusqu’au 13 mars ? Pour être vraiment honnête, je vérifie plusieurs fois dans une même journée. Des dizaines de fois, en fait. Chaque matin, comme une petite victoire, je raye le jour écoulé. Pauvre fille. Comme si cette date allait tout changer… Encore une illusion. Je le sais, mais je me comporte quand même comme une captive avant sa sortie imminente du cachot. J’ai conscience que ma réaction est excessive, mais le fait est que recevoir une nouvelle lettre est le seul événement que j’attends vraiment dans ma vie. C’est sans doute le triste signe d’un vide existentiel, mais c’est ainsi. Mon champ de ruines intérieur est encore en réhabilitation. Tout est à reconstruire. On commence à évacuer les gravats, et les ingénieurs se demandent si le sous-sol est assez solide pour rebâtir. Il faudra dépolluer : il y a partout des traces de peur et de désespoir. Rien ne pousse là-dessus.
En attendant que l’architecte me fasse parvenir son projet, je n’ai rien de prévu. Pourtant mon agenda est plein : dentiste, courses, invitation de M. Alfredo, épilation… L’occasion de constater que ce qui remplit votre temps n’est pas forcément ce qui comble votre vie. Comme devant mon frigo vide, je grignote en attendant ce qui me nourrira. J’ai faim.
Que contiendra la prochaine lettre ? Que va-t-il m’écrire ? Va-t-il me proposer un autre rendez-vous ? Me dira-t-il ce qu’il a observé de moi ? Va-t-il sentir tout ce qui renaît en moi ? Ou va-t-il m’annoncer qu’entre-temps il a trouvé quelqu’un de mieux ? J’ai peur de l’apprendre mais j’ai envie de savoir.
Dans mes rares moments de clairvoyance, je me juge déraisonnable d’attendre après ce type. De lui, je ne sais rien d’autre que ce qu’il veut bien me dire dans ses lettres. Je lui colle tous les physiques possibles, toutes les voix, tous les regards et tous les âges. Il est potentiellement « l’homme de ma vie » mais à force de me poser des questions à son sujet, je me demande vraiment ce qui pourrait lui donner concrètement ce rang à mes yeux. Quels sont les traits qui confèrent sa valeur à un homme ? Qu’est-ce qui chez eux nous donne envie de leur offrir autant ? Les hormones ne peuvent pas tout expliquer. La chimie ne justifie ni les rêves, ni les espoirs. Je peux réfléchir à ces sujets en étant pragmatique tant qu’il n’est pas devant moi. Parce qu’à la seconde où il apparaîtra, je me connais, les sentiments vont aussitôt prendre le pas sur la raison et mon cœur va encore déborder mon cerveau. Parfois, à force de compter les jours et d’attendre, je me dis que malgré tout ce qu’il suscite en moi, il ne me correspondra peut-être pas. Peut-être ne serons-nous pas faits l’un pour l’autre.
J’ignore pourquoi, mais l’image d’Alexandre s’impose à mon esprit. À mon esprit ou à mon cœur ? Après tout, peu importe qu’il ne soit pas l’auteur des lettres. Rien ne m’empêche d’envisager d’autres hommes que celui qui m’écrit. Pourtant, je me dois de laisser sa chance à celui qui s’est intéressé à moi au moment où je pensais ne plus compter pour personne.
54
Émilie m’a gentiment prêté sa voiture. Il est vrai qu’elle n’en a pas besoin ce week-end, puisque c’est Julien qui l’emmène dans la sienne — je ne sais pas où, d’ailleurs. J’espère qu’ils vont se trouver mieux que la banquette arrière…
Je roule vers l’adresse de Kévin en me fiant au GPS. Émilie n’a pas été que gentille dans cette affaire puisque, avec malice, elle a réglé la voix qui me guide sur le finlandais. À chaque carrefour, j’éclate de rire et aussitôt après, je panique parce que je ne comprends rien au finnois et qu’il faut choisir une route. Hilare puis flippée, tous les cinquante mètres. Sur le trottoir, les gens doivent se dire : « La pauvre a un grain. Elle n’habite sûrement pas toute seule dans sa tête… »
Après une demi-heure de route, j’ai quand même appris que « oikealle » signifie « à droite » et que « vasemmalle » veut dire « à gauche ». Pas évident à replacer dans une conversation… J’arrive bientôt dans une banlieue plus récente que celle de Caro et Olivier. Les chaussées sont larges, les ronds-points nombreux. Les arbres n’ont pas encore eu le temps de grandir et les buissons sont plantés de frais. Les noms des rues fleurent bon la campagne — allée des Cerisiers, rue du Moulin… Alors que dans la région, il ne doit plus rester beaucoup ni des uns ni de l’autre.
Les pavillons pimpants se ressemblent tous un peu sans être pourtant les mêmes. Petits jardins ouverts côté rue, espace arrière fermé. Étant donné le nombre d’équipements pour enfants que je découvre sur les pelouses, c’est sûr, je suis au pays des jeunes parents. On ne compte plus les petits toboggans en plastique aux couleurs vives, les maisons de princesse ou les balançoires. Avec la saison plus clémente qui s’annonce, je parie que les prochains samedis dans le quartier ne seront pas aussi paisibles qu’aujourd’hui.
Pas besoin de vérifier le numéro de la rue car j’aperçois Kévin qui joue avec ses deux petits. Chacun d’eux est perché sur un de ses pieds, agrippé à ses jambes. Kévin avance à grands pas, en les soulevant bien haut, ce qui les fait beaucoup rire. Sandro les suit de près, à quatre pattes, en montrant les dents. Il bondit comme un lion pendant qu’Alexandre fait signe aux enfants de venir se réfugier de son côté. Je trouve le tableau attendrissant. J’ai la chance de les observer avant qu’ils ne me remarquent. L’espace d’un instant, je suis témoin de leurs jeux sans qu’ils se doutent qu’ils sont observés. Cinq mâles en liberté dans leur habitat naturel. Trois grands, deux petits. Mais l’âge a-t-il une importance lorsqu’ils s’amusent ? Ils ont un instinct de jeu souvent plus développé que le nôtre.
Au moment où je gare la voiture, ils me repèrent. Leur attitude — celle des adultes au moins — se modifie instantanément. Les voilà soudain plus sérieux. Caro dirait qu’ils viennent de réendosser leur costume de super-héros. Par contre, les deux petits ne lâchent rien et continuent de crier pour que tout aille plus vite et plus fort.
Je descends. J’attrape le bouquet et la bouteille pour mes hôtes. J’ai aussi acheté une bricole pour les enfants dont j’ai vérifié l’âge dans le dossier de Kévin. Au moment où ils m’accueillent, une jeune femme sort de la maison et gronde :
— Non mais vraiment, vous êtes siphonnés de jouer avec les gamins dehors par ce temps-là ! Je viens de les doucher. Ils ont les cheveux mouillés et des pyjamas propres ! Les enfants, rentrez !
Alexandre et Sandro font profil bas, mais Kévin répond :
— Ce n’est pas si grave. De toute façon, on ne tombe jamais malade quand on est heureux ! Ils se souviendront toute leur vie de ces jeux alors qu’ils oublieront leur pyjama !
— Surtout s’ils dorment à moitié à poil, comme leur père.
Les deux bambins obéissent à contrecœur. Kévin m’accueille chaleureusement :
— Bonsoir Marie, et bienvenue. Tu arrives en plein psychodrame ! Je te présente la harpie de mon cœur, Clara. Dix ans de bonheur, à condition d’être sourd !