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Clara et Kévin célèbrent dix ans de mariage. Je me demande ce que je faisais le jour où ils se sont dit « oui ». Le temps passe vite. Comment résumer dix années écoulées ? On aurait pu fêter le même anniversaire avec Hugues s’il m’avait épousée. Ça fait réfléchir. Deux couples, la même décennie. D’un côté, un ratage douloureux dont je prends ma part. De l’autre, l’envie évidente de continuer ensemble, et deux enfants. Dans cet essai comparatif, mon équipe récolte une note sans appel. Clara et Kévin ont bâti quelque chose. De mon côté, après de gros travaux de démolition et d’assainissement, j’attends le permis de construire. Mélanie me glisse :

— Toi aussi, tu sors d’une expérience douloureuse ?

— Un cauchemar. Et toi ?

— Pareil. Mais je vais mieux. J’ai quelqu’un en vue…

— Excellente nouvelle. Tu es jeune, fonce.

— Et toi, pas d’autre homme qui se profile dans ta vie ?

Que dois-je répondre ? Que je n’ai personne mais qu’un parfait inconnu s’intéresse à moi ? Expliqué de façon si réductrice, ça fait annonce Internet. Je préfère éluder, surtout avec les oreilles de Sandro qui traînent.

— Je me laisse du temps.

Il est tout relatif, le temps que je me laisse ! Jusqu’au 13 mars en fait. Sacrée Marie ! J’invente la théorie de la relativité appliquée aux espoirs amoureux. T = S2 + E × NCB, le tout divisé par Sj. (Temps d’attente = durée de Solitude au carré + poids de l’Expérience plombante exprimé en tonnes × le Nombre d’éventuels Cheveux Blancs, le tout divisé par la quantité de Soupirs par jour). Je sais ce qu’en dirait Einstein, qui comme chacun le sait, est l’inventeur avec son pote Pasteur de l’étincelle qui vous électrocute la tête quand vous retirez un pull en acrylique.

En attendant, je donnerais cher pour savoir ce que Kévin entend au sujet de la vie sentimentale discrète de Sandro. Est-ce que j’ai envie de passer ma vie avec un léopard ?

Clara est montée coucher les enfants, puis Kévin est allé les embrasser. Le dessert est, lui aussi, raté avec beaucoup de savoir-faire : une crème aux œufs trop cuite. Nous avons droit à des morceaux jaunes qui flottent dans un jus grumeleux.

Étant quatre sur six à travailler pour la même entreprise, nous finissons inévitablement par parler de l’attitude à adopter face à Deblais. Clara et sa belle-sœur sont scandalisées que l’on puisse laisser un tel individu se comporter de la sorte. Là encore, il est passionnant d’observer la réaction des hommes et des femmes. Mélanie place tout de suite cela sur le terrain de la morale et de la justice. Kévin explique :

— Tu peux toujours discuter de ce que devraient être les choses, mieux vaut réagir à ce qu’elles sont réellement. Te souviens-tu du chien que nous avions étant enfants ?

— Ce dingue de Bertrand ? Bien sûr que je m’en souviens. Quel rapport avec votre boss ?

— Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce chien m’a enseigné pas mal de choses sur la vie. Quand Bertrand était face à quelque chose qu’il ne comprenait pas ou qui le mettait mal à l’aise, il l’observait. S’il ne trouvait pas le moyen de le gérer, il sautait dessus ou il le bouffait. C’est un excellent principe de vie.

— Et ton patron, tu vas lui sauter dessus ou le bouffer ? demande Mélanie en riant.

— Pas encore choisi.

Voilà des mois, que dis-je, des années que je n’ai pas passé une soirée aussi agréable. Je les connais pourtant à peine. Personne ne joue les cadors, personne n’essaie de prendre l’ascendant sur les autres. J’ai l’impression d’être dans ma famille. Imaginons une seconde le tableau autrement : je suis en couple avec Sandro, Alexandre vit une histoire compliquée avec une femme mariée et Mélanie se remet d’une rupture. Pour être honnête, cela ne changerait rien. Les propos et les rapports seraient les mêmes. Sans doute parce que autour de cette table, à part moi qui suis fermée pour travaux, on ne trouve que des gens en phase avec ce qu’ils sont. Ils n’existent pas à travers le rapport aux autres ou à leur image, ils sont eux-mêmes. Ils ont leurs convictions, leur vécu, et l’assument. Je pourrais aussi bien être en couple avec Kévin, cela n’influerait ni sur la teneur de nos échanges, ni sur nos avis respectifs. C’est tout simplement rafraîchissant. Ce qui n’est pas le cas de ce que l’on vient de manger…

55

Lorsque Clara et Mélanie ont sorti le gâteau acheté en douce en prévision de la catastrophe alimentaire annoncée, les garçons ont crié à la trahison.

— Vous ne nous faites pas confiance ! a protesté Kévin.

— On vous connaît trop ! a rétorqué Clara.

Sandro observe la petite pièce montée avec dédain.

— Regardez-moi ça : il est parfait ce gâteau, les petites fleurs sont mignonnes, les choux font tous la même taille, et il y a même une plaque avec vos prénoms et un cœur. Je suis certain qu’il va être délicieux. C’est nul.

— S’il te dégoûte tant que ça, tu n’es pas obligé d’en manger, a lancé Mélanie.

— Bien sûr que si ! Je crève la dalle ! Le reste était tellement répugnant. Mais si tout était brûlé, c’est la faute de Kévin et d’Alexandre !

Kévin réagit aussitôt :

— Espèce de lâcheur ! Nous accuser d’avoir tout cramé alors que c’est toi le spécialiste des incendies !

C’est exactement le genre de vanne qu’Émilie et moi pourrions nous envoyer. On a encore bien rigolé, puis on a levé notre verre au bonheur de Clara et de son mari. C’est stupide, mais après seulement quelques heures, j’ai l’impression de les connaître depuis toujours. À travers eux, je reconnais Caro et Olivier, et tous ceux qui ont la chance d’avancer ensemble. Savoir que c’est possible me fait du bien.

Mélanie fait tinter son verre avec la lame de son couteau et prend la parole :

— Puisque nous fêtons l’amour qui unit mon super frérot à celle que je considère comme ma sœur, j’ai une question à vous poser. Elle est sérieuse et s’adresse à chacune et chacun de vous. Attention, attention, mesdames et messieurs : quelle est la plus grande preuve d’amour que vous ayez connue, donnée ou reçue ?

Silence. Tout le monde est pris de court mais réfléchit. Kévin se lance :

— Spontanément, j’en ai une. Je n’ai jamais connu de plus joli geste que ce que le père d’un copain a fait pour celle qui allait devenir sa femme. Ils ne s’étaient jamais rencontrés, mais ils avaient rendez-vous pour un entretien d’embauche dans une compagnie de fret maritime. Lui postulait comme ingénieur propulsion et elle comme assistante. Il pleuvait à seaux, et la future mère de mon ami avait marché depuis la gare, sans pouvoir attendre la fin des averses, ce qui l’aurait mise en retard. Elle s’était arrangée au mieux — le maquillage, la coiffure, les habits et tout —, mais lorsqu’elle est arrivée dans le hall, c’est une serpillière en larmes que le père de mon ami a vue entrer. Il n’y avait rien à faire pour sauver la situation. Son rendez-vous était fichu. Personne n’allait engager une fille trempée, défaite et barbouillée de traînées de maquillage. Sincèrement ému par la détresse de cette jeune inconnue, le bonhomme a eu une idée. Il s’est précipité dehors, et sans hésiter, s’est jeté dans l’eau du port. Il en est ressorti encore plus minable que celle dont il ne connaissait même pas le nom. Il a raconté aux responsables de la société qu’il ne savait pas nager, qu’il était tombé et qu’elle avait sauté pour lui sauver la vie — ce qui justifiait leur état à tous les deux. Les types se sont dit qu’elle était bougrement courageuse et que lui était un sacré guignol qui avait eu de la chance. Elle a été embauchée. Pas lui.