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— C’est magnifique, mais c’est injuste ! s’insurge Mélanie. Et puis ce n’est pas une preuve d’amour pour elle puisqu’il ne la connaissait pas.

— Ces preuves-là sont les plus belles, lâche Sandro. Elles sont adressées au monde, à ce que nous sommes quand nous souffrons, qui que nous soyons.

Sa phrase semble tirée d’un de ces grands discours humanistes, pourtant on devine qu’elle monte du plus profond de lui.

— L’histoire n’est pas si injuste que cela, observe Kévin. Cet homme a fini par trouver un travail ailleurs, et il avait rencontré en prime la femme de sa vie.

— C’est quand même une belle histoire ! commente Alexandre avant de rebondir :

— Et toi Mélanie, ta plus belle preuve d’amour ?

Elle hésite.

— Mentir à des gens que j’aime pour protéger celui que j’aime.

Anticipant les réactions qui se profilent déjà, Mélanie s’empresse d’ajouter :

— N’y pensez même pas ! Vous n’en saurez pas plus.

Elle semble très émue. Je ne trouve pas d’autre soutien à lui adresser qu’un sourire.

— Et toi, Marie ? demande Clara.

Je ne sais pas quoi répondre. Le fait d’y croire tous les jours avec Hugues alors que n’importe qui aurait compris que c’était fichu ? Mais ce n’était pas une preuve d’amour, c’était de la bêtise. Attendre dans un hall de gare en souffrant le martyre ?

— Les preuves d’amour que j’ai pu donner jusqu’à présent n’ont servi à rien. Elles ne devaient pas être assez belles. J’en ai par contre reçu beaucoup, de ma mère, de ma sœur et de mes proches. Je me dis que si un jour j’ai la chance de rencontrer quelqu’un que j’aime vraiment, alors j’aurai peut-être l’occasion de lui en offrir.

Lorsque le tour de Sandro est arrivé, il a parlé de son grand-père, pompier, qui a sacrifié sa vie pour sauver trois enfants d’un appartement en feu. Il a cru que leur mère s’y trouvait encore et y est retourné. Elle avait déjà été évacuée et lui n’est jamais ressorti du brasier qui s’est effondré. En le racontant, Sandro était bouleversé. Nous avons tous mieux compris sa remarque sur les actes d’amour que l’on peut offrir même aux inconnus.

— C’est en mémoire de ce qu’il a accompli que mon père et moi sommes devenus pompiers, a confié Sandro. J’espère que, si j’en ai un jour, mes enfants le seront à leur tour. Ce monde ne fonctionne pas si personne n’est prêt à se sacrifier pour les autres.

J’ai la gorge serrée par l’émotion, mais je ne sais pas si je veux que nos enfants deviennent pompiers. Je redoute d’avoir toujours peur qu’il leur arrive quelque chose. Et puis la simple idée que nos petits puissent risquer leur peau pour sauver celle d’un irresponsable comme Hugues ou un de ses copains qui se croient invincibles me fait bondir.

Alexandre a sobrement répondu qu’il avait lui aussi reçu beaucoup de preuves d’amour de sa famille, mais qu’il n’était pas capable de juger pour lui-même.

— Vous demanderez vous-même à ma compagne lorsque vous la rencontrerez, a-t-il dit.

En guise de conclusion, il a demandé à la seule qui n’avait pas encore répondu :

— Et toi, Clara ?

Elle baisse les yeux et prend la main de son mari.

— Même si j’adore Kévin, ce n’est pas dans notre histoire que je trouve la plus belle preuve d’amour. Peut-être parce qu’il m’en donne des petites tous les jours et que notre vie commune est loin d’être finie — enfin je l’espère ! C’est d’ailleurs qu’elle me vient. Quand j’étais enfant, mes deux frères et moi avions reçu un chaton. Il s’appelait Dragibus. Je m’y étais énormément attachée, encore plus que mes frères. Je le câlinais pendant des heures et il dormait avec moi. Un jour, en revenant de l’école, je n’ai pas trouvé mon chat. Il avait disparu. Je ne l’ai jamais revu. Mes parents m’ont expliqué qu’il était peut-être parti retrouver sa famille, ce qu’ils font parfois. Trente ans plus tard, alors qu’elle était sur le lit d’hôpital où son cancer allait l’emporter, ma mère m’a avoué que Dragibus n’était pas retourné vers les siens. Il avait réussi à passer le grillage vers la rue et s’était fait bêtement écraser. Elle l’a trouvé en allant chercher le courrier. La pauvre a tout nettoyé et l’a enterré avant notre retour. Elle a menti pour ne pas que je souffre. Pendant toutes ces années, elle a porté ce secret, seule avec papa, passant tous les jours près de l’endroit où mon petit chat reposait. C’est sans doute la plus belle preuve d’amour dont j’ai bénéficié. Cela m’a aussi appris une chose que je n’oublie jamais : le mensonge est parfois une plus grande preuve d’amour que la vérité.

Kévin attire sa femme sur son épaule avec une immense tendresse.

— Tu ne m’en avais jamais parlé. C’est pour ça que tu ne veux pas d’animaux pour les enfants ?

— Oui. Mais je crois que ça les prive de quelque chose de bien. Tous les chats ne finissent pas écrasés… Il faudra quand même qu’on le laisse derrière et, si tu peux, je veux bien que tu renforces le grillage.

56

J’ai adoré la soirée passée chez Clara et Kévin. Je m’y suis sentie bien. Mieux, je m’y suis sentie moi-même. À tel point que je n’ai pas vu les heures défiler. Alexandre m’a demandé si je pouvais redéposer Sandro « puisque c’est sur ton trajet ». Ben voyons. Ils auront vraiment tout tenté pour me pousser dans ses pattes. Je ne m’en plains pas.

Au beau milieu de la nuit, nous ne croisons que des fêtards qui rentrent probablement de boîte avec les approximations de conduite qui vont avec. Sandro regarde devant lui. Est-ce le pompier qui s’inquiète du comportement des automobilistes, ou l’homme qui n’ose pas engager la conversation ?

Je tente un pas timide :

— Ce que tu nous as confié au sujet de ton grand-père m’a vraiment touchée, tu sais. L’hommage que vous lui rendez, de père en fils, m’impressionne.

— Merci. Parfois j’aimerais bien oublier cette histoire et ne pas avoir à porter cet héritage. Mon grand-père était très courageux. Je ne pense pas l’être autant que lui. Pas toujours facile d’assumer la charge…

— Tu as peur ?

— Ce n’est pas tant les interventions qui me pèsent que la vision du monde que j’en retire. On passe notre vie à constater des catastrophes. Nous sommes aux premières loges du pire. Les vies basculent si vite… Les gens ne se rendent pas compte — et tant mieux pour eux. Ils sont au mieux insouciants, au pire stupides. J’ai l’impression de passer ma vie au bord d’un gouffre à empêcher des inconnus d’y tomber ou de s’y jeter. C’est épuisant. Certains soirs, je rêve d’être né de la dernière pluie, de ne rien savoir.

— Il faut penser à autre chose, te distraire.

— Je suis devenu incapable de me détendre. Partout, je ne vois que des risques et des dangers potentiels. Chaque mégot est un début d’incendie, chaque bricoleur sur une échelle est un futur blessé à évacuer d’urgence, chaque enfant qui joue près de bidons de produits d’entretien une victime éventuelle. Chaque téléphone qui sonne est une alerte. Je n’ai peut-être pas assez de force morale pour porter tout cela.

Il fait preuve d’une profondeur et d’une gravité que je n’imaginais pas. Il m’avait déjà surprise lorsqu’il était venu partager le secret de son attentat avec moi, mais c’est une nouvelle facette que je découvre à présent.