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— Tu me diras à quel moment je dois tourner pour te déposer.

— À l’entrée de la ville. Tu n’auras qu’à me larguer au rond-point.

— Je ne suis plus à cinq minutes et je n’ai pas sommeil. Je peux te raccompagner.

— Tu as l’impression de ne pas avoir sommeil, mais la fatigue va te tomber dessus d’un seul coup. Ce sont des heures à haut risque pour qui n’est pas entraîné. Ton cerveau ne maintient que les aptitudes vitales. À la seconde où il se sentira en sécurité, il va éteindre les lumières et aller se coucher. C’est ce qui arrive à ceux qui boivent ou qui n’ont pas conscience de leur état.

Je ferais mieux de chercher un sujet plus léger.

— Elle était vraiment sympa, cette soirée, fais-je remarquer.

— C’est toujours ainsi chez eux.

Puisqu’il ne semble pas décidé à parler de nous, je vais lui parler des autres :

— Qu’est-ce que tu penses de Mélanie ?

Il ne répond pas et finit par demander :

— Et toi ?

— Moi ? Je la trouve pétillante, gentille. Je ne comprends même pas comment on peut avoir envie de faire de la peine à une fille pareille.

— Je suis d’accord.

— J’espère que celui avec qui elle démarre sa nouvelle histoire se montrera correct.

— Au prochain rond-point, on sera arrivés.

— Tu es certain que tu ne veux pas que je t’approche davantage ?

— Non merci, Marie. Le pompier veut que tu rentres dormir, et il te demande aussi de lui envoyer un petit texto pour lui dire que tu es bien arrivée.

— Je n’ai pas ton portable.

— Je te le donne dès que tu seras garée.

Je me range sur un arrêt de bus. En me confiant son numéro, Sandro me lance un drôle de regard. Va-t-il enfin se décider à me parler ?

— Marie, je tiens beaucoup à toi…

— Je le sais, Sandro, et cela me touche.

— Puis-je te poser une question très personnelle ?

— Je t’en prie.

— Est-ce que tu as remarqué quelque chose de spécial ce soir ?

Qu’entend-il par « spécial » ? De quoi veut-il parler ? De ses coups d’œil dans ma direction ? Du soin avec lequel il choisit ses mots quand il répond ? Essayons d’avancer sans nous dévoiler.

— À quel sujet, Sandro ?

— Au sujet de moi et du lien que j’espère développer avec une personne présente à la table…

Mon cœur s’emballe. Heureusement que la voiture ne roule pas, sinon il y aurait eu un méchant coup d’accélérateur. Mon cerveau rallume toutes les lumières, il tire chaque neurone du lit en les chopant par leur pyjama. J’essaie de répondre avec le ton le plus doux et le plus sécurisant possible. Je parle à un pompier qui vient d’allumer un incendie…

— Explique-moi tout, Sandro, je t’écoute.

— Tu dois me jurer que cela restera entre toi et moi.

— Tu as ma parole.

— Je suis amoureux de Mélanie. Je la vois en secret. C’est moi, l’homme dont elle parlait en disant qu’elle avait quelqu’un en vue.

Ma chaudière intérieure vient d’exploser et les extincteurs automatiques me font l’effet d’une douche glacée.

— C’est formidable…

Mon intonation manque très certainement d’enthousiasme.

— Ça nous est tombé dessus comme ça, sans prévenir. Tu me disais qu’il fallait que j’arrive à me distraire, eh bien elle a le pouvoir de me faire tout oublier. On n’a encore rien avoué à Kévin parce que nous redoutons sa réaction. Surtout moi… C’est mon meilleur pote et je ne voudrais pas qu’il m’en veuille. Ce serait un drame pour moi si je devais sacrifier notre amitié au nom de l’amour que j’éprouve pour sa sœur.

Je saisis tout à fait son dilemme. Il globiche Kévin et ne veut pas courir le risque de le perdre. Je le comprends. En me focalisant sur le problème de Sandro, j’évite aussi de prendre conscience du mien, qui est pourtant en train de grossir en moi à la vitesse d’un ballon d’enfant que l’on gonfle avec un compresseur pour dirigeable. Je ne vais pas pouvoir l’ignorer longtemps. C’est une question de nanosecondes. Ça y est, ça vient d’exploser. Je suis dévastée. L’impact est maximum. Ce n’est donc pas Sandro qui m’a écrit les lettres. Il n’est pas mon amoureux mystère. Je commençais pourtant à l’aimer pour lui-même. Dire que j’étais à deux doigts de lui révéler que je l’avais démasqué… J’allais lui offrir de se dévoiler. J’imagine sans peine l’embarras pour lui comme pour moi…

— Tu ne dis rien, Marie, tu crois toi aussi que Kévin peut m’en vouloir ?

— Non, bien sûr que non ! Pourquoi t’en voudrait-il ? Tu es un mec génial. Sa sœur et toi ferez un très beau couple.

— Tu le penses vraiment ?

Dans le regard de Sandro, je découvre tout l’espoir et le manque de confiance que je pensais réservés aux femmes. Il crève d’envie d’y croire, mais se dit que c’est trop beau pour lui et que ça va forcément partir en vrille. Sandro a besoin d’être rassuré. Au moment où il va tenter de construire, il doit sentir qu’il sera à la hauteur et que son complice l’appuiera.

— Il faut absolument que tu parles à Kévin de tes sentiments pour sa sœur. N’aie pas peur. Que risques-tu ? Après tout, c’est ton pote. Il t’a déjà choisi. Il sait parfaitement que Mélanie est entre de bonnes mains. Il te globiche.

— Il me quoi ?

— C’est du patois de chez moi.

— J’avais pensé que Mélanie pourrait d’abord en parler à Clara pour préparer le terrain…

— Sandro, toi qui redoutes toujours de voir arriver le pire, ne crains pas d’envisager le meilleur. Fais-toi confiance. Si tu étais à la place de Kévin — et si je comprends un peu les hommes —, tu ne voudrais pas l’apprendre par quelqu’un d’autre que lui.

— Tu as raison. Il me globiche. Je vais lui parler dès lundi.

Il semble soudain beaucoup plus léger. Il se penche et m’enlace de toutes ses forces. Il m’embrasse.

— Merci Marie, tu es vraiment une fille extraordinaire.

J’ai rêvé de cette scène. J’ai imaginé qu’il me prenne dans ses bras. La situation était exactement la même, mais le texte un peu différent.

Il descend. Il est heureux. Je crois qu’il va danser devant l’arrêt de bus.

Pour ma part, je vais rouler tout droit, accélérer à fond et me foutre dans le décor. C’est le seul moyen que j’ai à ma disposition pour que cette nuit, un homme me prenne dans ses bras en ayant envie de me sauver la vie. Dommage que Sandro ne soit pas de permanence.

57

J’ai besoin de relire ses mots, j’ai besoin d’imaginer que c’est sa voix que j’entends en les lisant. Avec précaution, j’extrais la lettre de Mémé Valentine de sa pochette. Soudain, une envie me prend. Je ne l’avais pas fait depuis des années et je ne me souvenais même pas à quel point j’aimais le faire : je glisse mon nez dans l’enveloppe et j’inspire profondément.

Lorsque j’étais toute gamine, chaque fois que Mémé Valentine me prenait dans ses bras, j’avais des nausées. Son parfum était trop capiteux pour mes jeunes narines. Il imprégnait mes vêtements et mon doudou. J’avais l’impression de le sentir partout chez nous pendant des jours. Bien qu’adorant ma grand-mère, je ne supportais pas cette odeur. En grandissant, je ne l’ai pas appréciée davantage, mais elle devenait acceptable parce que associée à ma mamie. C’était sa signature olfactive, l’invisible trace qu’elle laissait après son passage, comme une fée dont la poussière de lumière brillerait encore longtemps après son départ.