— Marie, je sais que je t’avais dit que je donnerais ma réponse aujourd’hui pour l’argent que je peux placer, mais je n’ai pas eu le temps de faire mes comptes.
— Ne t’en fais pas, ce n’est pas pour cela que je viens.
— Ah bon ? Qu’y a-t-il pour ton service ?
— Pourrais-tu venir…
J’ai du mal à finir ma phrase. Devant mon hésitation, il complète avec ce qui lui semble le plus rationnel :
— … chez toi ? Tu as encore des meubles à déplacer ? Il faut voir quand les garçons sont dispos, on va vérifier ça tout de suite…
— Non, ce n’est pas la peine, je n’ai besoin que de toi.
— Des étagères à poser ?
— Oui, c’est ça. Quand es-tu disponible ?
— C’est urgent ?
— Si possible avant vendredi. J’ai ma mère à dîner et je voudrais que ce soit tout beau…
En deux phrases, j’ai réussi à me dégonfler et à mentir. Brillant ! Par contre, je trouve que « je n’ai besoin que de toi » correspond assez bien à une réalité dont je prends un peu plus conscience. Il réfléchit et propose :
— Je dois pouvoir me libérer pour demain soir. Ça te va ?
— Parfait. Merci. Je te garde à dîner ?
— Pourquoi pas ?
« Je te garde » me plaît bien aussi. Une autre porte claque. Alexandre tend l’oreille. Une voix appelle :
— Mademoiselle Lavigne, mademoiselle Lavigne ! Êtes-vous là ?
— Je suis ici, au fond !
Notelho déboule en courant comme un perdu. Il est essoufflé, en panique. Il salue Alexandre et me dit :
— Je dois vous parler, c’est urgent. Seule…
— Je n’ai rien à cacher à mes collègues.
— Comme vous voudrez. Je viens d’apprendre que la réunion entre M. Deblais et les actionnaires est avancée à ce soir.
69
Le midi, en toute hâte, nous avons organisé une réunion de crise. Ne sont conviés que les collègues en qui nous avons une absolue confiance. Vincent explique :
— Il faut lui parler dès qu’il revient de déjeuner. Nous n’avons pas le choix. Ce soir, il doit aller les voir en exposant d’emblée notre solution. C’est notre seule chance. S’ils s’accordent sur un autre projet de vente, nous n’arriverons plus à les faire changer d’avis.
— Mais notre dossier de financement n’est même pas bouclé ! objecte Florence. Il va nous le jeter à la tête.
— Peu importe, allons-y au bluff.
— Qui va lui parler ? demande Émilie.
Florence secoue la tête : elle ne se sent pas d’y aller. Vincent propose :
— Je pourrais m’en charger avec Marie…
Avant que je puisse réagir, un murmure d’approbation monte du groupe. Tous sont d’accord pour m’envoyer au casse-pipe. Ça fait chaud au cœur ! Valérie, Sandro, Malika et Kévin trouvent le choix excellent. Alexandre me regarde avec un vrai sourire. Ses yeux me disent : « Vas-y, c’est ta place. » Satisfait, Vincent me fait un clin d’œil et annonce :
— Puisque tout le monde est d’accord, nous irons donc tous les deux.
Qui s’est encore fait pigeonner ? Après avoir rampé dans les tuyaux, ils m’envoient chez Dracula le saigneur de salariés. J’espère que ça ne va pas encore me coûter un chemisier…
On se sépare. Tout le monde nous souhaite bonne chance. « On compte sur vous ! », « Notre avenir est entre vos mains ! », « Soyez convaincants, parce que si vous vous plantez, on est foutus ! » Merci pour la pression. Kévin me propose un petit massage des épaules pour me relaxer avant le match. Je décline poliment. Alexandre s’arrange pour sortir le dernier et me glisse :
— Je suis certain que tu seras très bien. Je ne te dis pas cela par politesse, mais parce que tu donnes toujours ce que tu as de mieux lorsque les choses sont au plus mal.
— Merci, c’est gentil. Mais je flippe. Est-ce que je peux te demander un service ?
— Bien sûr.
— Quand je serai dans le bureau de Deblais avec Vincent, s’il te plaît, reste dans les parages, ne me lâche pas des yeux.
— Tu as peur qu’il s’en prenne à toi physiquement ? Rassure-toi. S’il fait seulement mine d’essayer…
— Non, Alexandre. Je vais te demander quelque chose et, je t’en supplie, ne pose pas de questions. Si tu me vois croiser les doigts dans mon dos, voilà exactement ce que tu devras faire…
70
À peine Deblais a-t-il accroché sa veste que Vincent pénètre dans son bureau. Je lui emboîte le pas.
— Monsieur Deblais, nous souhaitons vous parler. C’est important.
— Quelle surprise ! Mon directeur commercial et l’égérie de la révolte, en délégation. Je suis désolé, mais j’ai du travail à faire, et vous aussi d’ailleurs. Prenez rendez-vous.
Vincent ne se laisse pas intimider.
— J’insiste, c’est maintenant que nous devons nous voir.
Je me contente de hocher la tête pour soutenir mon collègue. Deblais nous jauge.
— Qu’y a-t-il de si urgent ?
— Nous avons un projet pour l’entreprise…
— Moi aussi. J’en ai même beaucoup. Et je n’ai pas à en discuter avec vous.
— Vous allez vendre, nous souhaitons racheter.
— Pardon ?
— Le personnel dans son ensemble désire faire une offre pour la reprise de la société.
— Dormex n’est pas à vendre, et certainement pas à vous. Pour qui vous prenez-vous ?
Vincent me consulte du regard et décide d’abattre une carte :
— Nous savons que les actionnaires vont nous liquider. Plutôt que de tout détruire, nous vous demandons d’autoriser notre plan de reprise.
Deblais a beau être le pire des filous, il est tout de même pris de court. Il se laisse tomber dans son fauteuil et fait mine de classer des études pour se donner le temps de la réflexion.
— Bien que je ne les confirme pas, comment avez-vous obtenu ces informations ?
— Aucune importance.
Deblais s’énerve soudain et frappe du poing sur son bureau.
— Ici, c’est moi qui décide de ce qui a de l’importance ou pas. Je suis le patron !
Vincent réplique calmement :
— En affaires, monsieur Deblais, il est préférable de ne pas perdre son sang-froid. Que vous le vouliez ou non, nous sommes en affaires. Soit vous considérez notre offre, soit nous vous compliquerons la vie jusqu’à ce que cette boîte que vous voulez couler ne vaille même plus la torpille pour l’envoyer par le fond.
— Vous osez me menacer ?
Je sens que la discussion va virer au combat de coqs. Deblais ne veut rien entendre, et Vincent n’a que des arguments de bon sens qui n’auront aucun effet. Je dois intervenir. Je n’ai pas le choix, et même si le procédé ne me plaît pas, je sais que c’est notre seule chance. Il faut combattre le mal par le mal. J’inspire et je me lance :
— Monsieur Deblais, le 133 de la rue du Docteur Benoît évoque-t-il quelque chose pour vous ?
Deblais me fixe avec des yeux exorbités. Vincent ne comprend pas.
— Qu’est-ce que tu fais, Marie ?
— Fais-moi confiance. Rappelle-toi : mon truc, c’est les gens.
Je reprends :
— Monsieur Deblais, écoutez-moi bien : nous savons tout. Alors ce soir, lorsque vous rencontrerez les actionnaires, vous leur expliquerez que notre projet de reprise est le plus favorable qui soit. Racontez-leur n’importe quoi, baratinez-les comme vous savez si bien le faire. Faites en sorte qu’ils nous choisissent. Pour vous remercier, nous vous épargnerons le procès pour falsification de documents, licenciement abusif, entente délictueuse, dissimulation de profits et enrichissement personnel sur le dos des salariés sacrifiés… Le deal est équilibré. Vous dégagez et on reprend l’affaire.