— On peut te parler une minute ?
— Bien sûr, sauf si c’est pour me demander de faire un autre discours.
Ils rigolent et font signe à Alexandre de nous accompagner. Les jeunes mariés nous entraînent à l’écart. Je flaire l’annonce officielle : ils vont nous révéler qu’ils ont gagné au loto et qu’ils sont désormais les uniques actionnaires de la boîte. Ou mieux encore, Émilie va me confier qu’elle est enceinte. Ce serait génial. Julien déclare :
— Marie, on a un cadeau pour toi.
Émilie hoche la tête avec un sourire que je connais bien et qui n’annonce jamais rien de bon. Elle me tend un grand paquet plat. À travers le papier, je devine le bord d’un cadre.
— Je te préviens, si tu as fait agrandir la photo où je suis en lapin avec les beignets à la main, je jure que je me vengerai.
Alexandre et Julien, qui ne sont pas au courant de l’affaire, se regardent. Ils flairent l’info explosive. Je déballe.
Nom d’un rat soi-disant crevé qui se met à gesticuler alors que je le tiens entre deux branches pour le balancer à la poubelle ! Ils ont fait encadrer la lettre que j’avais envoyée à Julien de la part d’Émilie ! Ils savent tout !
— Elle te revient, me dit Émilie en m’embrassant. Merci, espèce de malade. Sans toi, nous ne serions pas là ce soir.
Julien nous enlace toutes les deux. Alexandre récupère le cadre et lit la lettre.
— Tu m’expliqueras ?
Émilie lui dit simplement :
— Sauve-toi tant qu’il en est encore temps, cette femme est un danger public.
J’ajoute à l’intention d’Alexandre :
— En matière de lettres tordues, je n’ai aucune leçon à recevoir de toi.
On a fini serrés tous les quatre. Nous étions tellement proches que je ne suis pas certaine que ce soit la cuisse d’Alexandre que j’ai tripotée. Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
Et pour finir…
Merci de m’avoir suivi jusqu’à ces pages. J’aime vous y retrouver. Pour moi, c’est un peu comme un souper entre proches après le spectacle. Je n’ai pas envie de rester seul dans le silence de la salle uniquement éclairée par les veilleuses de sécurité.
Si vous le permettez, je souhaite dédier ce livre à celles et ceux qui s’endorment seuls, dans leur vie, dans leur lit ou dans leur cœur. Je n’espère qu’une chose pour eux : que ça change et qu’ils trouvent quelqu’un à qui souhaiter bonne nuit. C’est toujours possible.
Je ne crois vraiment pas que nous soyons faits pour vivre isolés. Rien ne m’a jamais fait peur — n’y voyez aucune bravoure, seulement de l’inconscience ! — sauf l’idée de n’avoir personne à aimer. En principe, on a tous une famille mais quelles que soient nos vies, je pense en fait que nous en avons plusieurs.
Lorsque j’étais gamin, j’habitais rue du Clos-Lacroix, dans une petite ville de banlieue. C’était une rue parfaitement rectiligne, bordée de maisons hétéroclites. Au fond se dressait une belle meulière qui fermait le décor. Que je revienne de l’école, des courses, de la gare ou du bout du monde, j’arrivais le plus souvent par le côté est, et il fallait que je remonte les deux tiers de la rue avant d’arriver chez nous.
En passant devant chaque maison, chaque jour, chaque fois, je pensais à ceux qui y vivaient. Nous nous connaissions tous. Il y avait des jeunes, des copains, des moins jeunes, des ingénieurs, des artisans, des femmes au foyer, une institutrice, une kinésithérapeute, un maçon, une employée de mairie, une assistante sociale, une ancienne couturière, un militaire retraité… Un petit monde. Tous étaient bienveillants avec nous, sauf la vieille bique du fond de la rue qui crevait nos ballons avant de nous les rendre et dont le chien difforme et bouffi était aussi agressif qu’elle. On lui a pulvérisé sa boîte aux lettres au moins trois fois !
En remontant ma rue, je passais devant chez Michèle, Isabelle, mes amies ; devant chez Janine et Georges, chez Yanick, chez Jacqueline et André, chez Gaby et Roger. L’immense maison d’Yvette et Bernard dominait la nôtre et me fascinait. En face, vivaient Nénène et son fils Jean-Louis. Du haut de notre cerisier, bien au-delà de la limite à laquelle mes parents m’autorisaient à grimper, j’apercevais la plupart de leurs maisons. J’ai vécu beaucoup de choses avec eux, avec chacun d’entre eux.
Sur le chemin de la maison, à mesure que j’approchais de notre grille, je sentais ces affections s’élever comme d’invisibles murailles protectrices autour de mon royaume d’enfant. Chaque pas vers le numéro 20 renforçait la sensation d’entrer sur mes terres, au cœur d’une forteresse de liens, tous différents, tous nécessaires. J’étais chez moi parce que ceux que j’aimais étaient là. Grâce à ces gens, j’ai appris que je me moque de savoir où je vis, mais pas avec qui.
C’est la première famille « non officielle » dont j’ai pris conscience. À défaut d’avoir la prétention d’avoir fait partie de celle de tous les habitants de la rue, eux faisaient partie de la mienne.
Comme vous, j’ai depuis croisé beaucoup d’autres familles. Au studio, sur les plateaux de cinéma, lorsque ado je me suis construit au milieu des douze nationalités qui donnaient tout pour que les gens rêvent plus fort. Un jour, il faudra que je vous raconte ça. J’ai aussi découvert d’autres familles à l’armée et dans tous les métiers que j’ai pratiqués. De ces groupes auxquels j’ai eu la chance d’appartenir, je garde la richesse des relations, la puissance des enseignements — agréables ou douloureux —, le plaisir de découvrir, mais plus que tout, j’ai goûté au bonheur d’accomplir ensemble. La vie m’a appris que l’on peut être amené à quitter une de ces familles, mais qu’on ne l’oublie jamais.
Cela continue aujourd’hui sur la placette, dans la rue, dans nos métiers du cinéma et de l’édition, aux côtés de ceux avec qui Pascale et moi avons la chance de travailler au quotidien.
Pour une fois, je ne vais pas énumérer les nombreux proches qui sont ou ont été dans ma vie. Ils savent ce qu’ils valent pour moi et ce que je leur dois. Mais je vous demande par contre de vous arrêter un instant pour songer à ceux qui sont autour de vous et en compagnie de qui vous traversez votre existence. Je vous souhaite à tous de vivre pleinement ces familles qui font nos vies. Observez ceux avec qui vous passez vos heures, vos jours, au travail, dans votre quotidien, dans votre immeuble, dans votre rue. Profitez de tout ce que vous partagez de bien. Ces affections qui se nourrissent du quotidien n’ont pas de prix.
Depuis quelques années maintenant, grâce à vous, j’ai la chance d’être lu. On a coutume de dire qu’un auteur commence à réussir lorsqu’il est « repéré par le public ». C’est vrai que c’est une chance — un miracle même ! — mais un aspect qui n’a rien d’industriel s’avère encore plus émouvant pour moi. Lorsque j’ai commencé à vous rencontrer en vrai, j’ai découvert quelque chose qui a complètement changé ma vie.
À travers vos messages, vos visites dans les librairies, sur les salons, se révèle une vision de la vie dont j’ignorais tout. Vous avez fait évoluer ma perception du monde. Contrairement à ce que certains pensent, je ne suis pas un Bisounours, ou alors j’en suis une version lourdement armée… La vie n’est pas simple. Je paye chaque jour pour l’apprendre, comme tout le monde. J’en parle d’ailleurs souvent avec vous. Mon quotidien n’a rien d’un paradis idéal, mais je mesure pleinement la valeur de ce qui me fait adorer cette vie. C’est un privilège rare que je vous dois.