Ils partagent les souffrances du Christ, dont le corps a été ensanglanté par le fouet des légionnaires du procurateur Pilate.
Ils traversent des contrées ravagées par la peste et la famine. Les morts sont aussi nombreux que les arbres déracinés par la tempête.
Ils croient que la fin des temps est proche et leurs coups se font plus rageurs. Ils se frappent entre eux deux fois par jour. La nuit, ils se châtient seuls, espérant qu’au terme de ce sanglant pèlerinage un jour nouveau se lèvera sur un monde purifié.
Je les entends qui crient, qui prient, puis s’éloignent.
Dieu, pourquoi faut-il traverser les cercles de l’Enfer avant d’atteindre le Paradis ?
Me sera-t-il donné de connaître la Vita Nova ?
28
J’ai cru qu’elle commençait cette nuit-là, ma Vita Nova.
J’ai d’abord entendu un bruit de pas. On marchait sur l’aire devant la bergerie, le gravier crissait.
Puis on a rompu le silence nocturne en frappant avec insistance à ma porte.
Je me suis mis à espérer, à imaginer que celle que j’avais étreinte était revenue.
On était au mitan de la nuit.
Je me suis dressé, aux aguets. Je me suis souvenu du vers de Dante :
Nel mezzo del cammin di nostra vita…
J’ai pensé à son amour pour Béatrice. Il l’avait célébré dans la Vita Nova, ce livre que j’ai si souvent lu et relu, ému par la douleur du poète et le dolce stil novo.
J’étais, comme Dante, « au milieu du chemin de ma vie », et j’avais moi aussi le deuil au cœur.
Béatrice, son amour d’enfance, était morte. Mon enfant, ma fille, ma maigre, ma décharnée Marie, elle aussi s’en était allée.
Tout à coup, j’ai reconnu la voix de Claudia Romano, douce et obstinée, inquiète et bienveillante :
« Paul, vous êtes là ? Paul, ouvrez-moi ! »
Elle a ajouté, plus bas :
« Paul, c’est Claudia. »
J’ai oublié les flagellants, leurs cris de douleur suraigus et exaltés. J’ai quitté les cercles de l’Enfer, n’ai plus vu le fleuve de sang bouillant, n’ai plus pensé à la mort de Béatrice ni à celle de Marie.
Dante avait survécu à la perte de son amour. Il avait élevé ce monument de passion. Béatrice était devenue le reflet de la perfection divine, la preuve de l’ordre providentiel qui régit le monde.
Ayant écrit la Vita Nova et La Divine Comédie, il avait ressuscité Béatrice et conquis l’immortalité.
Il était au pouvoir d’un homme de transformer la mort en vie : il suffisait d’aimer au-delà de toute raison.
« Paul, répondez-moi ! Je sais que vous êtes là. Je n’aime pas vous savoir seul. Je veux vous voir. »
Je suis sorti de l’enclos du cimetière.
Je ne pensais plus, j’agissais.
J’ai fait le tour de la bergerie. Froide et blanche, la lumière de la lune dessinait le contour de chaque chose, transformant le paysage en un décor figé, pris dans les glaces.
La silhouette de Claudia Romano se découpait sur la façade comme si mon regard l’y avait immobilisée.
J’ai craint que tout cela ne soit un mirage qu’un seul de mes pas, de mes gestes allait effacer, réduire en poussière.
Je me suis arrêté.
Je ne discernais pas le visage de Claudia.
Alors ses bras se sont levés lentement, tendus vers moi, et j’ai couru vers elle pour devancer, prévenir l’anéantissement du rêve, l’irruption du réel dans ce qui ne pouvait être qu’illusion.
Elle était enfin contre moi, reprenant la place qu’elle avait creusée dans mon corps lors de notre première et chaste étreinte.
Nos peaux se reconnaissaient. Nous sommes restés serrés l’un contre l’autre, nos mémoires soudées, nos lèvres jointes. Nos âmes n’étaient plus que chairs désirantes.
Après, il y eut le langage instinctif des corps qui se découvrent et s’unissent.
Ce n’est qu’à l’aube, quand la lumière blafarde et glacée laisse place à une brise dorée, que nous avons prononcé quelques mots.
« Reste, ai-je dit. Tu es la vie. »
Elle se rhabillait à l’autre bout de la pièce, si loin du lit où je me trouvais.
« Il faut que je parte », a-t-elle répondu.
29
Claudia m’a laissé seul avec Marie, mais je n’ai éprouvé ni remords ni gêne quand j’ai osé dévisager ma fille.
J’ai vu ses pommettes saillantes, ses joues creusées, son cou décharné, ses yeux vides comme s’il s’agissait de ceux d’une inconnue, d’une de ces femmes que l’on voit sur le trottoir des villes, enveloppées de hardes, tendant la main, le regard suppliant. Souvent, agenouillées, elles bredouillent qu’elles ont faim et froid. Elles miment la Pietà, un enfant serré contre leur poitrine. Mais on passe près d’elles sans les entendre. On les voit sans les voir.
J’ai tourné le dos à Marie, j’ai tiré la couverture sur ma tête et me suis pelotonné dans la joie et l’égoïsme de ma chair apaisée.
Cela faisait des années que je n’avais plus éprouvé une telle sensation de quiétude, d’indifférence paisible à tout ce qui n’était pas le souvenir de mon désir et de ma jouissance.
J’étais dénoué. Les liens qui m’entravaient, le garrot qui me serrait la gorge avaient été tranchés.
Je respirais. Chaque parcelle de mon corps était libre. Qu’était devenue mon âme ? Ma chair n’était plus percée, déchirée par les stigmates de l’infamie et de la culpabilité.
Mon corps était devenu une citadelle où le désir et le plaisir avaient effacé Marie.
Avait-elle d’ailleurs jamais vécu ?
J’étais aussi léger, agile qu’un adolescent qui s’élance et court sur la plage, les pieds dans l’écume, alors que l’aube se lève après sa première nuit avec une femme.
Je confesse ce bonheur de la chair qui me rendait à l’innocence. Si j’avais conclu ainsi un pacte avec le Diable, je ne le reniais pas.
Après une longue abstinence, j’avais éprouvé à nouveau ce qu’était la vie : action, force, rugissement.
Je m’en souvenais avec l’orgueil du mâle : j’avais serré le poing, bras tendu, j’avais poussé un cri instinctif quand j’avais senti sous moi Claudia se cambrer, geindre, haleter, ma jouissance s’étant accordée à la sienne.
Un instant, nos deux corps unis avaient réalisé l’unité du monde. Vivre, c’était d’abord s’accoupler, posséder une femme avec la violence de l’égorgeur qui sacrifie un agneau.
Vivre, était-ce donc accepter d’être aussi une bête ?
Mais macérer dans la culpabilité du péché originel revenait à refuser l’élan vital, à faire de la vie ce calvaire au terme duquel il y avait, dressée, la croix du supplice.
J’avoue ici sans honte ce que j’ai pensé dans les heures qui ont suivi ma nuit partagée avec Claudia.
J’ai refermé le livre de l’Apocalypse de Jean et l’Évangile éternel de Joachim de Flore.
Je me suis séparé de saint François, dont le corps n’était que maladie et souffrance, qui avait la peau crevée par les clous et la lance de la Crucifixion.
J’ai condamné les disciples du Poverello qui martyrisaient leur corps au lieu d’en jouir.
À moins qu’ils n’aient trouvé la joie dans et par la douleur ?
Leur vie n’était qu’un long chemin vers la mort dans l’espoir de la résurrection.
Était-ce cela, célébrer la beauté et l’harmonie du monde, ou, au contraire, être aveuglé par le Diable ?
D’eux ou de moi, qui était fidèle à Dieu ?
Dans l’aube naissante, il m’a semblé que je n’avais plus besoin de la résurrection.
C’était sur cette terre, dans cette vie, avec tout mon corps, mon unique bien, que je devais chercher la paix de mon âme.