« Tout ce qui se passe est décrit et expliqué au chapitre xxiv de l’Évangile selon saint Matthieu… »
Je me suis levé, j’ai fait quelques pas sur le chemin qui, entre les oliviers, mène au village où résidait Claudia Romano. C’est elle que j’attendais, que j’espérais.
Elle était ma seule défense. Celle qui m’avait ressuscité.
Mais, aussi loin que portait mon regard, aucune silhouette ne s’avançait entre les arbres.
Je suis rentré à la bergerie, j’ai ouvert l’Évangile selon Matthieu et j’ai lu les versets qu’avait évoqués Thomas Münzer.
Jésus montre le Temple et dit :
« Vous regardez tout cela ? Oui, je vous le dis, on ne laissera ici pierre sur pierre qui ne soit défaite… Vous allez entendre parler de guerre et de bruits de guerre.
« Attention, ne soyez pas troublés, car il faut que cela advienne, mais ce n’est pas encore la fin. Car on se lèvera nation contre nation, règne contre règne, il y aura çà et là des famines et le sol tremblera.
« Tout cela n’est que le commencement des douleurs. »
Moi, le professeur, l’exégète dont la tâche est de lire et relire, d’expliquer les textes sacrés, et d’abord les Évangiles, il me semblait découvrir pour la première fois la violence de ces versets :
« Malheur à celles qui seront enceintes et qui allaiteront en ces temps-là !
« Car il y aura alors une grande affliction telle qu’on n’en a pas connu depuis les commencements du monde jusqu’à maintenant, et telle qu’il n’y en aura plus.
« Sitôt après l’affliction de ces temps-là, le soleil s’obscurcira, la lune ne dispensera plus sa clarté, les étoiles tomberont du ciel et les puissances des cieux s’agiteront. Alors paraîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme… Oui, je vous le dis, cette génération ne passera pas sans que tout soit arrivé. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles, elles, ne passeront pas. »
Elles étaient en moi, celles de Thomas Münzer comme celles du Christ, les unes faisant écho aux autres.
Münzer disait :
« Mettez-vous en besogne, menez le combat du Seigneur, les temps sont venus ! Empêchez vos frères de mépriser le témoignage divin, sinon ils périront tous… Ne seriez-vous que trois qui s’abandonnent à Dieu, qui ne cherchent que Son nom et Son honneur, vous ne craindriez pas cent mille hommes ! »
Et c’était la guerre, la Bauernkrieg. Les prédications de Münzer étaient des appels aux armes. Friedrich Engels et Karl Marx en feraient le prophète de la Révolution !
Dans les Évangiles aussi – je venais de le constater en lisant celui de saint Matthieu –, on entendait les tambours de la violence annoncer la guerre !
Et je mêlais aux paroles du Christ et de Münzer les quelques mots que Claudia Romano m’avait chuchotés.
La chair, le plaisir, la guerre palpitaient dans ces textes que l’on avait tenté d’étouffer sous la mélasse douceâtre des sermons dominicaux.
Mais on ne pouvait maquiller ceux de Münzer.
« À l’œuvre ! À l’œuvre ! À l’œuvre ! Les coquins sont lâches comme des chiens ! Stimulez vos frères pour qu’ils se joignent à vous et portent leur témoignage. C’est là une chose infiniment, hautement nécessaire !
« Donné à Mühlhausen en l’an 1525,
Thomas Münzer, serviteur de Dieu contre les impies »
Et puis, le 14 mai 1525, s’était déroulée, entre les paysans et l’armée des princes, la bataille de Frankenhausen, et les pauvres gens, « ces bêtes féroces », avaient été abattus par milliers. Thomas Münzer avait eu le corps brisé par la torture et la tête tranchée.
La mort était aussi au bout de la révolte, d’une rébellion qui se voulait évangélique, tout comme elle est au bout de chaque vie, quel que soit le chemin choisi. Mais se révolter, combattre, cela ne valait-il pas mieux que de prier dans la cellule d’un monastère, d’attendre, d’espérer seulement en la résurrection ?
Je suis ressorti, et j’ai repris ma place sur la pierre plate.
Le soleil m’aveuglait et ce n’est qu’au moment où elle fut devant moi, à quelques pas, que j’ai découvert Claudia Romano.
32
Elle s’est assise près de moi. J’ai passé mon bras sur ses épaules et il me semble que nous sommes restés ainsi silencieux dans l’intense chaleur du plein soleil.
J’essaie de résister au tourbillon de la mémoire qui emporte ces images chastes, les premières. Mais il m’entraîne dans la bergerie où nos yeux éblouis avaient peine à distinguer les objets, les meubles, et nous tâtonnions, serrés l’un contre l’autre, basculant sur le lit.
J’avais hâte de mordre avec fureur ces lèvres, ces seins, ce sexe. Je n’étais plus qu’un homme avide de cette proie juvénile qui se laissait déshabiller, bras écartés, tandis que j’embrassais ses aisselles, son cou, son ventre et au-delà.
C’était toujours le silence, seulement brisé par nos respirations haletantes, le cri que j’ai poussé. Après, couché sur le dos, mes yeux, désormais habitués à la pénombre, ont distingué les traits de Marie, ont croisé son regard fixe.
Tout à coup, je n’ai pu maîtriser mon émotion.
Je n’étais plus l’homme mûr au corps déjà lourd, impatient d’être rassasié, mais un être fragile déjà miné par la mort et la culpabilité. Un père qui dressait son acte d’accusation, qui passait des aveux que nul n’exigeait, sinon lui-même, qui ressentait le besoin de s’épancher dans l’espoir qu’il serait pardonné, aimé, qu’on aurait pour lui compassion et pitié.
Je m’étais servi de ma fille morte comme d’un alibi. J’avais avoué ma culpabilité afin d’attendrir et même de séduire, pensant qu’être ainsi porteur d’un « crime » par abandon me vaudrait gloire et attrait, à l’instar des monstres.
Comme pour marquer que j’étais au-delà de la souffrance d’un homme quelconque, j’ai raconté d’un ton qui se voulait glacé l’agonie de Marie, mon égoïste aveuglement, comment j’avais refusé de la voir morte.
Claudia s’est tue, figée, allongée à l’écart de moi qui m’étais assis sur le rebord du lit, coudes sur les genoux, poings sous le menton.
« Allons jusqu’à la grotte », a-t-elle dit comme si elle n’avait pas prêté attention à ma confession.
Peut-être avait-elle dormi pendant que je parlais, peut-être avais-je parlé si bas qu’elle n’avait pas compris un traître mot de ce que je disais.
Elle s’est habillée en trois ou quatre gestes – jean enfilé sur son corps nu, chemise de soie blanche dont elle a noué les extrémités sans la boutonner, laissant ainsi voir ses seins.
Je n’ai pas bougé, fasciné par sa désinvolture, sa jeunesse, ses cheveux noirs qu’elle rassemblait en chignon, les retenant par un ruban doré.
Je me suis senti engoncé dans un corps pesant et j’ai eu honte d’avoir oublié ce quart de siècle qui me séparait d’elle.
Marie aurait été plus vieille que Claudia d’au moins sept ou huit ans.
Mais elle était morte et j’étais encore vivant avec mes désirs, mon avidité à les satisfaire. J’ai eu un mouvement de dégoût pour ce tas de chair désirante qu’était encore mon corps vieilli, adipeux.
« Je vous attends dehors », a murmuré Claudia en passant devant moi sans un regard.
J’ai eu honte de ma nudité, de ma soumission, car je savais que j’allais la rejoindre, subir son ironie, je devinais qu’elle m’appellerait « Monsieur le Professeur » alors que je me tiendrais agenouillé devant elle.
Elle s’est arrêtée sur le seuil et, tournée vers moi, tête penchée, mutine, elle a répété qu’elle m’attendrait là-bas, sous les oliviers.
« Dépêchez-vous, Maître ! » a-t-elle ajouté en riant.
J’ai eu le sentiment de ma déchéance, du marché de dupes que j’avais accepté en me livrant aux exigences de la chair. J’avais renoncé à toutes ces pensées, à la foi même autour desquelles j’avais organisé ma vie, ma réflexion depuis la mort de Marie.