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Caïn a tué Abel et le remords l’a dévoré.

Chaque homme est le frère de son meurtrier.

Rafaele Di Pasquale a baissé la tête.

On aurait dit qu’il priait.

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Apocalypse et Espérance

I

« Écris donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui va être. »

Apocalypse de Jean, I, 19.

Moi, Paul Déméter, j’ai la certitude que la fin de ma vie va se confondre avec la fin des temps.

J’écris ces lignes dans l’île de Patmos, à quelques centaines de pas de la grotte où Jean a dicté l’Apocalypse à son disciple Prochoros.

Je vois s’avancer vers moi une immense muraille d’eau noire, la plus haute des déferlantes.

J’entends son grondement.

« L’instant est proche », avertit Jean.

L’heure est maintenant venue, la terre tremble, le sol se fend ; l’abîme se creuse, et depuis le début du xxe siècle, mon siècle, des centaines de millions d’hommes y ont été précipités.

Je les vois se débattre, en vain tenter d’échapper à ce fleuve de sang bouillant qui coule au fond du gouffre.

Je vois ceux qui ont les yeux crevés, dont les ventres sont déchirés et qui tiennent leurs entrailles à pleines mains.

Je vois les tranchées, les fosses communes dans lesquelles s’entassent des centaines, des milliers, des millions de corps.

Je vois Verdun, Auschwitz et Birkenau, le Cambodge et le Rwanda.

Je vois le peuple du Christ promis à l’anéantissement.

Je vois les ghettos et les wagons, les chambres à gaz et les futurs crématoires.

Je vois les cendres répandues, et cette poussière de mort est la semence de notre monde.

Les enfants sont tués avant de naître et ceux qui voient le jour sont, par millions, les proies de la faim, de la guerre, du désespoir.

Parmi eux, il y a ma fille Marie.

Je l’ai vue agoniser sous mes yeux, refuser de se nourrir, ressembler chaque jour à ces martyrs, debout derrière les fils de fer électrifiés de leur camp d’extermination. Savait-elle, Marie, ma décharnée, que je pressentais sa fin, mais que, trop occupé de moi, je détournais les yeux, refusant d’imaginer ce qui est advenu, ses poignets et sa gorge tranchés, son sang répandu ?

N’était-ce pas déjà l’annonce de la fin des temps que le spectacle de ces millions d’enfants aux yeux remplis de larves, aux visages ressemblant à ceux de vieillards ?

J’ai vu leurs corps squelettiques guettés par des charognards qui s’apprêtaient à les déchiqueter.

Ô vision d’horreur, ô image de notre monde que cet oiseau au bec acéré qui attend que meure un enfant pour s’en repaître !

Un homme a été là pour photographier la scène et nous sommes des centaines de millions à l’avoir vue sans hurler d’effroi.

Où est la main qui a protégé cet enfant de la cruauté du rapace ?

Tous, enfants, femmes, hommes, continuent à mourir de faim, de la guerre, et de cette étrange épidémie qui transforme l’amour en enfer, le plaisir en souffrance, et où les bébés à naître contractent la maladie alors que leur mère les porte encore dans son sein.

Partout, Caïn poignarde ou étrangle Abel.

Là où le Christ a prêché, règne la haine. On se tue pour la possession de la terre et de l’eau, des lieux sacrés de la foi. Sur chaque pierre, des innocents ont été égorgés.

Et personne ne semble voir dans cette hémorragie d’hommes, sur cette Terre sainte, celle du peuple élu, la mort prochaine de toute l’humanité.

Elle tient entre ses mains l’arme de sa destruction. Ce ne sont plus seulement des villes entières qui seront incendiées, rasées : toute vie sera alors consumée, et la terre vitrifiée.

Deux villes ont déjà connu ce sort, et l’ombre des corps de leurs habitants est à jamais incrustée dans la pierre sous l’effet d’une chaleur de lave solaire.

Je vois, je sais ce qui va advenir.

Les uns vont fuir leur territoire de famine. Rongés par le désert, ils embarqueront sur des navires voués aux naufrages. Ils jetteront par-dessus bord les corps des enfants morts les premiers. Puis ils périront tous.

D’autres embarcations réussiront à franchir les détroits, mais leurs équipages seront emprisonnés sur les terres riches où ils avaient rêvé de vivre. La colère de ces survivants se changera en haine. Ils invoqueront la justice, l’égale répartition des biens, leur Dieu, et partout Caïn poursuivra Abel.

Voilà ce qui va être, et qui est déjà.

Des hommes aveuglés par leurs certitudes deviendront des bombes vivantes.

Les villes vulnérables seront ensanglantées. Les tours les plus hautes seront détruites, leurs habitants ensevelis sous les décombres.

Les fanatiques se tueront en tuant.

La peur enfermera les hommes dans des maisons, des quartiers entiers de pays-forteresses, alors même que le monde est devenu un, que des milliards de mots traversent l’espace, que les voix de tous, en toutes langues, se mêlent et s’entrecroisent.

Une toile géante enveloppe le monde, mais, sous les apparences de l’unité des multitudes, l’avenir a le visage grimaçant du désordre, de l’inégalité et de la haine.

La mort de Marie préfigure la fin des temps.

C’est là mon apocalypse.

40

Apocalypse et Espérance

II

« Mais j’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »

Apocalypse de Jean, II, 4.

Je regarde les hommes, ils sont mon miroir.

Combien, parmi eux, parmi nous, écoutent la parole de Dieu telle que Jean la rapporte dans l’Apocalypse ?

Le Seigneur dit au chapitre II, verset 10 :

« Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie. »

Qui se soucie de la fidélité ? À ceux qui lui ont donné la vie, à ceux auxquels il a donné la vie, à ses proches, à ses frères des premiers jours, à ceux avec qui il a partagé ses illusions, son enthousiasme.

Mais les humains se séparent, se trahissent, s’abandonnent, courent derrière leur liberté absolue, ce mirage, et, lorsqu’il se dissipe, ils sont seuls, au milieu du désert. Ils jaugent leur vie et implorent, bras tendus, afin qu’un homme ou une femme s’avance et vienne à eux.

Mais personne.

Ils entendent alors la voix qu’ils n’ont jamais écoutée et qui leur dit :

« J’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »

Je ne suis qu’un homme seul parmi la multitude.

Je me souviens de cette nuit d’été, sur la plage, où j’ai serré pour la première fois le corps d’une femme. J’étais une momie échappée de son sarcophage, débarrassée de ses bandelettes et qui aimait au rythme du ressac.

J’ai oublié celle qui m’avait donné la vie, elle, ma mère, qui m’attendait, mains enserrant son visage, et parfois elle ne pouvait s’empêcher de tirer sur ses cheveux afin que son angoisse devienne douleur. Quand je suis rentré, à l’aube, elle a insulté la jeune femme avec qui j’avais passé la nuit et qu’elle accusait – elle parlait comme Jean dans l’Apocalypse – de s’être convertie à la prostitution.

Elle a crié :

« Et ses enfants, je les tuerai à mort ! »

C’est écrit au chapitre II de l’Apocalypse, verset 23. Moi, oublieux de ce que je lui devais, aveugle à son inquiétude, je l’ai giflée pour qu’elle cesse de divaguer, qu’elle reprenne ses esprits, qu’elle sache que cette nuit-là était pour moi celle de la rupture avec elle, de la grande et criminelle infidélité.

Après ce premier coup, je n’ai plus cessé de frapper ceux qui m’avaient donné la vie et celle à qui j’avais donné la vie, Marie, ma décharnée.

J’ai trahi ma mère et ma fille. Et tant d’autres.

Les hommes sont si fiers de défaire les liens d’amour et d’amitié.

Ils courent vers la liberté, la poursuivent, saccagent tout autour d’eux dans leur hâte de jouir.