Ils font de même avec leur terre et les êtres qui la peuplent. Ils l’éventrent, la pillent, en dévorent les espèces.
Ils abattent les arbres, épuisent les sources, égorgent les agneaux dont ils se repaissent.
Ils ont renié leur premier amour et, comme je l’ai fait, ils ne cessent plus, au long de leur vie, de rompre avec chaque fois la volonté et l’espoir de saisir à pleines mains, à plein corps cette liberté qui les obsède.
Ils ne savent pas que seuls les liens acceptés garantissent la paix. Que seuls les regards d’autrui peuvent insuffler joie et vie.
Mais ils ignorent le mot « amour ». Ils sont forts d’avoir giflé leur mère et se précipitent dans les bras de la femme qui leur a donné du plaisir.
Mais celui-ci se tarit vite et l’étreinte devient prison, la jouissance s’enfuit et ne reste que l’ennui de la répétition.
Alors ils trahissent à nouveau et l’engrenage qui les entraîne tourne de plus en plus rapidement.
Au bout il y a le désert, et, pierre parmi les pierres, le corps d’un enfant qu’ils ont laissé mourir.
Je reconnais là Marie, ma fille décharnée.
Et j’entends le verset 23 du chapitre II de l’Apocalypse de Jean :
« Et les enfants, je les tuerai tous ! »
La prophétie se réalise.
La terre devenue désertique s’ouvre et une déferlante d’eau noire surgit de l’abîme.
La mort de Marie, la solitude de chaque humain, muet, aveugle parmi ses frères et sœurs, annoncent la fin des temps.
41
Apocalypse et Espérance
III
« Tu dis : “Je suis riche, je me suis enrichi, je n’ai besoin de rien”, et tu ne sais pas que tu es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu. »
Apocalypse de Jean, III, 17.
Je suis entré dans la grotte de l’Apocalypse.
J’ai vu la pierre qui servait d’écritoire à Prochoros, le scribe et disciple de Jean.
Je me suis appuyé à la paroi, là où l’Évangéliste avait coutume de se tenir lorsqu’il dictait les versets de l’Apocalypse.
J’étais seul, noyé dans le silence et la pénombre, et pour qu’une voix résonne en ce lieu où avaient été énoncées les prophéties, j’ai prié :
« Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié et que Votre règne arrive. »
Puis j’ai dit les premiers mots des versets 8 et 15 du chapitre III de l’Apocalypse de Jean :
« Je sais tes œuvres… »
Je me suis alors souvenu de ces immenses cavernes que sont, dans toutes les Babylones, les bourses, les banques, les salles de marchés, ces grottes hurlantes où des centaines d’hommes gesticulent et crient dans la violente lumière qui éclaire des chiffres évanescents.
La passion de millions d’hommes pour le profit, la richesse, l’or et tous les biens explose dans ces grottes du Diable. Et les destins des milliards d’êtres vivant sur cette terre se jouent là, dans la fureur des cris et des corps.
Loin, dans les rizières, des paysans courbés sur la boue ignorent que le prix de leur travail est fixé dans ces cavernes. Sur les pelouses de maisons des antipodes, des enfants insouciants n’imaginent pas que demain leurs demeures seront saisies et que leurs parents endettés, démunis, ne seront plus que des errants.
Car la vague déferlante, la plus haute, s’est abattue sur le monde et a renversé les étals des marchands du Temple. Elle a envahi leurs cavernes, noyé ceux qui se croyaient maîtres de l’or.
Et des milliards d’innocents ont été ruinés, dépouillés, emportés dans la tourmente.
Les hommes sont comme les fourmis affolées quand on fouaille et culbute d’un coup de bâton leur fourmilière.
Certains doutent, quelques voix s’élèvent. Le monde vacille ! crient-elles.
Une vie qui n’a eu pour sens et finalité qu’entasser des biens est vouée à l’Enfer.
Un monde où l’on ne s’interroge pas sur le sens et la finalité de la vie court vers l’abîme.
Mais la vague est passée. Les hommes croient qu’il leur suffit de reprendre le cours des choses comme si l’eau noire qui avait déferlé, évaporée, n’avait été qu’un bref cauchemar.
Les fourmis reconstruisent leur édifice. Les salles de marchés, les bourses et les banques, ces cavernes dans des palais de marbre s’illuminent à nouveau dans le vacarme des voix. On lance des chiffres, des ordres – j’achète, je vends –, et les corps gesticulent, les bras se tendent, les mains s’agitent.
À nouveau, au-dessus des cavernes du Diable, on dresse les tours de l’illusion. Les plus riches, comme s’ils pressentaient que leur monde est voué à l’effondrement, accumulent avec avidité les profits, les biens. Les pauvres, soumis à la loi des puissants, rêvent de les imiter et les haïssent.
La vénération du profit engendre le désordre et la haine. Jeunes et affamés, forts de leur fanatisme, prêts à mourir pour leur foi, des peuples entiers écoutent les prédicateurs qui les incitent à détruire un monde qui n’obéit qu’à la cupidité.
D’un côté, l’illusoire et précaire pouvoir d’hommes amasseurs de profits, esclaves de l’or.
De l’autre, les démunis qui n’ont que la haine et le fanatisme pour armes.
Les uns et les autres se ruent vers l’abîme et assurent le triomphe de la Mort.
Jean avait rapporté les propos de Dieu annonçant aujourd’hui l’imminente fin des temps :
« Homme, je sais tes œuvres ; on dit que tu vis, mais tu es mort. »
42
Apocalypse et Espérance
IV
« Tu es digne, notre Seigneur et Dieu, de recevoir la gloire, l’honneur et la puissance, parce que c’est Toi qui as créé l’univers et c’est par Ta volonté qu’il existe et a été créé. »
Apocalypse de Jean, IV, 11.
Assis sous les oliviers de Patmos, j’étais entouré de ces jeunes gens, Vangelis Natakis, Hans Wessermann, Hugo Moralès, Vincent Boyon, Rosa Berelowicz et Claudia Romano –, dont mon rival, Louis Veraghen, disait qu’ils étaient mes disciples. Ils me questionnaient avec fougue sur le sens de ma vie, mes convictions. Ils me tendaient des pièges sous le regard amusé du « Vieux ».
J’ai longtemps hésité à leur avouer ce que je ressentais, ce que je croyais.
Puis, tout à coup, moi qui avançais prudemment, afin de ne pas me découvrir, m’exposer aux sarcasmes, je me suis précipité et ai parlé avec ardeur :
« Qui a des oreilles, qu’il entende… »
J’ai osé dire : l’homme devient homme s’il croit que sa mort est une autre puissance.
S’il s’y refuse, il n’est qu’une masse de chair putrescible, un assemblage provisoire d’organes et d’os, une outre de peau pleine de sang et qui crèvera, comme lui.
Il ne sera pas différent d’un insecte qu’on écrase, d’un agneau qu’on égorge.
Sa vie n’aura été qu’une succession absurde et aléatoire d’actes sans signification.
Les sentiments qu’il a éprouvés, l’amour qu’il a donné ou inspiré, la haine qu’il a suscitée n’auront été qu’illusions.
Car si la mort n’est pas renaissance, si elle n’est que la destruction d’un organisme, alors la vie n’a pas de sens. Il n’y a plus de vérité, tout devient relatif, tout se vaut, tout est dans l’ordre des choses.
Tout est affaire de circonstances, de point de vue.
Il n’y a ni bourreau ni supplicié, ni coupable ni innocent, seulement des forts et des faibles.
L’homme n’est alors qu’un rat qui, au long de sa vie, apprend plus ou moins vite à cheminer dans le labyrinthe, à éviter les pièges afin d’atteindre les nourritures et les honneurs dont il se gave et se pare.
Puis il meurt, et sa vie n’aura été que ce trottinement prudent, cette quête avide pour satisfaire ses besoins.
Je réfute cette vision de l’homme qui le réduit à l’état d’insecte, d’agneau, de rat.