Sur tous les continents, à chaque instant, Caïn tue Abel.
Partout, la mort rôde.
Elle enrôle des enfants, les drogue, leur fourre entre les mains des armes plus grandes, plus lourdes qu’eux, mais avec lesquelles ils tuent des femmes qui sont leurs mères ou leurs sœurs, des hommes qui sont leurs pères ou leurs frères.
Des mines explosent sous leurs pas et les voici estropiés, les yeux vitreux, mendiants affamés.
La mort fait irruption dans les villes opulentes. Des hommes meurent de froid sur des trottoirs, des enfants brûlent dans des logis insalubres.
D’autres se prostituent.
Sur d’autres continents, on massacre, on viole, on mutile. La guerre s’avance.
Le fanatisme, la volonté de tuer marchent du même pas que la misère et la faim.
On exécute des hommes par milliers, puis l’on dépèce leurs corps pour en vendre les organes.
On expose des cadavres écorchés comme s’il s’agissait d’œuvres d’art.
L’homme est devenu une marchandise.
Il saccage son univers sans réussir à maîtriser ses instincts de pillard, de destructeur.
Jean l’a écrit dans l’Apocalypse, sa prophétie est notre présent :
« Beaucoup d’hommes sont morts à cause des eaux devenues amères. »
L’instant est proche.
L’heure est venue de la fin des temps.
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Apocalypse et Espérance
IX
« En ces jours-là les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas, ils désireront mourir et la mort les fuira. »
Apocalypse de Jean, IX, 6.
Je cache mon visage sous mes paumes, écrase mes paupières. Je ne veux pas voir la mort s’approcher alors que j’entends son souffle rauque.
Elle est à l’œuvre, dit Jean dans l’Apocalypse :
« Elle a ouvert le puits de l’abîme et une fumée est montée du puits comme une fumée de grande fournaise… De cette fumée sont sorties des sauterelles qui ont le pouvoir qu’ont les scorpions de la terre… Elles ont des queues pareilles aux scorpions, avec des dards, et dans leurs queues est le pouvoir de tourmenter les hommes cinq mois durant… »
Je hurle et prie pour que la mort me saisisse au plus vite.
J’ai peur d’être l’un de ces prisonniers enchaînés, au corps couvert d’insectes qui les griffent, les mordent, s’infiltrent sous leurs paupières, tentent de s’introduire dans leur bouche. Et ces hommes crient de douleur et de terreur mêlées.
Dante n’a pas imaginé cela, mais je discerne ces prisonniers. Leurs gardiens les ont filmés, les images en sont projetées sur tous les écrans du monde. L’on s’en repaît et s’en indigne, car ce que l’homme a fait, il peut le refaire. Dans les cachots, d’autres détenus sont torturés, livrés aux molosses, noyés sous des trombes d’eau. On les arrache à la mort, non pour les rendre à la vie, mais pour les confier à d’autres tortionnaires.
Je voudrais tant que la mort s’empare de moi.
Mais Jean l’a écrit :
« En ces jours-là les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas, ils désireront mourir et la mort les fuira. »
Il faut que je l’appelle, que je la retienne.
Si elle se dérobe, je dois trouver la force d’être mon propre bourreau.
Je dois accomplir les gestes que ma fille Marie a eu le courage de faire.
Telle est ma seule espérance, puisque les hommes sont voués à attendre dans le tourment et l’effroi.
Ils ne reconnaissent pas leurs fautes.
Jean le sait :
« Ils ne se sont pas convertis de leurs meurtres, de leurs drogues, de leurs prostitutions ni de leurs escroqueries. »
Moi, Paul Déméter, je m’accuse et me repens.
Voici mes poignets, voici ma gorge.
Mort, tends-moi ta faux, ta lame aiguisée !
Et que mon sang coule !
quatrième partie
La nuit de la trahison
48
Moi aussi, comme Paul Déméter, j’ai dissimulé mon visage sous mes paumes et écrasé mes paupières.
L’ordinateur était un abîme empli de sang.
Les mots de Déméter s’agrippaient à moi, grouillaient sur mon corps. Ils arrachaient par lambeaux mon identité. Je n’étais plus Rafaele Di Pasquale, mais le double de Déméter, son frère.
J’étais Abel et il était Caïn.
Il était le Crime, la Mort. J’étais l’agneau égorgé. Je l’ai injurié, j’ai crié à son encontre, prononçant à dessein des mots sacrilèges que je croyais ne pas connaître.
La foudre ne m’a pas frappé, je me suis au contraire senti libéré, tel un prisonnier qui a réussi à s’enfuir et court, libre, enfin libre !
J’ai fait rapidement défiler les pages et, comme si ma décision de cesser de le lire avec attention avait suffi à m’arracher au maléfice de ce texte obsessionnel, il m’est apparu – je m’en suis convaincu – que, ligne après ligne, Déméter n’avait fait que répéter indéfiniment ce qu’il avait écrit au début de son texte.
Apocalypse et Espérance, avait-il intitulé ?
Allons donc !
Il ruminait avec plus ou moins d’inspiration, mais toujours avec emphase, les mêmes thèmes.
Son texte exsudait la Mort, jamais l’Espérance.
La Bête – le Diable – avait-elle été libérée de sa prison ? Elle avait la cruauté d’un Néron.
« Que l’intelligent calcule le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme, et ce chiffre est 666. »
Déméter s’efforçait de trouver la valeur numérique des noms des successeurs de Néron : Hitler, Staline.
Puis il annonçait la « guerre du grand jour du Dieu tout-puissant ».
Les sept bols de la fureur de Dieu déversés sur terre. La mer vitrifiée, les rues couvertes de cadavres. Les hommes se repaissant « des chairs de rois, des chairs de chefs, des chairs de forts, des chairs de chevaux et de cavaliers, des chairs de tous, hommes libres ou esclaves ».
« Malheur ! malheur ! » répétait-il.
L’ultime affrontement entre les armées de Dieu et celles de la Bête se déroulait à Armageddon.
Les villes étaient brisées en trois morceaux. Babylone la Grande, mère des prostituées et des horreurs de la terre, était détruite. Selon les pages, les lignes, la Grande Prostituée était, pour Déméter, New York ou Paris, ou encore celle qu’il appelait Babel, ville d’Occident aux cent tours, qui avait voulu atteindre le ciel…
Il lisait ces débuts du xxie siècle dans le miroir de l’Apocalypse de Jean. Et ce mégalomane, ce père coupable et complaisant s’imaginait écrivant un texte dont l’écho serait aussi grand que celui que l’Évangéliste avait dicté dans la grotte de Patmos !
Paul Déméter ne vivait-il pas à Patmos comme Jean y avait vécu ?
J’ai éteint l’ordinateur et suis resté assis bras croisés, aussi égaré qu’un errant amnésique qui ne sait où il se trouve ni où il va, ni même qui il est.
J’ai laissé couler le temps.
Peu après – une heure, un jour ? –, Vassilikos a fait irruption dans la bergerie.
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Il s’est assis en face de moi, de l’autre côté de la table.
Il souriait avec condescendance et j’ai eu l’impression d’être une proie qu’il flairait.
Il se passait la main dans les cheveux, puis, du bout des doigts, se caressait la joue. Il a fouillé dans ses poches, en a sorti un étui à cigares, me l’a tendu. Je l’ai repoussé.
Il a plissé les paupières et sa mimique était pleine de commisération, de mépris.
Il s’est mis à fumer et l’âcre odeur de ce cigare italien, un toscan, m’a donné la nausée.
Il s’est levé, a fait le tour de la grande pièce, puis s’est arrêté devant le portrait de Marie.