Выбрать главу

— Parce que Mathilde n’écoute que sa colère.

Je me suis approché de Nicole et je l’ai prise dans mes bras.

— Alors, a-t-elle demandé, cette prise d’otages, ça veut dire quoi ?

Il ne restait plus qu’à dédramatiser cette affaire. Je me sentais bien, comme si je m’étais mis à croire à mon propre mensonge.

— C’est un prétexte, mon cœur, rien d’autre ! En fait, ça ne sert à rien, puisque les jeux sont faits ! On va faire entrer deux mecs avec un fusil en plastique qui vont leur faire peur pendant quelques minutes et voilà tout. C’est un jeu de rôle qui va durer un quart d’heure, histoire de voir si les gens ne perdent pas totalement leur sang-froid, et le client sera content. Tout le monde sera content.

Nicole est restée pensive un instant, puis :

— Tu n’as plus rien à faire, alors ? Tu as payé et tu as le job ?

J’ai répondu :

— C’est ça. J’ai payé. On n’a plus qu’à attendre.

Si Nicole me posait encore une question, une seule, j’allais fondre en larmes à mon tour. Mais elle n’avait plus de question, elle était rassurée. J’ai été tenté de lui faire remarquer qu’elle trouvait cette prise d’otages plus acceptable maintenant qu’elle était certaine que j’allais être embauché, mais j’avais déjà eu de la chance et pour tout dire, de mensonge en tricherie, j’étais épuisé par moi-même.

— Je sais que tu es un homme très courageux, Alain, a-t-elle dit. Je sais à quel point tu te démènes pour te sortir de là. Je sais bien que tu fais des petits jobs dont tu ne me parles jamais parce que tu as peur que j’aie honte de toi.

Je suis sidéré qu’elle sache ça aussi.

— Je suis toujours très admirative de ton énergie et de ta volonté, mais il faut laisser nos filles en dehors de ça, c’est à nous de surmonter ça, pas à elles.

Sur le principe, je suis d’accord, mais quand il n’y a qu’elles qui ont la solution, on fait quoi ? On fait semblant de ne pas le voir ? La solidarité ne joue que dans un seul sens ? Évidemment je ne dis rien de tout ça.

— Cette histoire d’argent, l’achat de ton job, il faut expliquer tout ça à Mathilde, a poursuivi Nicole. La rassurer. Je t’assure, il faut l’appeler.

— Écoute, Nicole, nous sommes tous sous le coup de la colère, de l’émotion, de la panique. Dans quelques jours, je suis embauché, je lui rapporte son argent, elle achète son appartement et tout rentre dans l’ordre.

Au fond, nous étions aussi épuisés l’un que l’autre.

Nicole a cédé à ma proposition de lâcheté.

17

Mon étude sur les activités d’Exxyal-Europe est maintenant assez complète.

Je connais l’organigramme du groupe européen par cœur (ainsi que les principaux actionnaires du groupe américain), je maîtrise les chiffres clés de l’évolution depuis cinq ans, le parcours des principaux dirigeants, la composition détaillée du capital, les principales dates de l’histoire boursière du groupe, les projets, notamment celui qui consiste à rapprocher les activités de raffinage des lieux de production et la fermeture consécutive de plusieurs raffineries en Europe, dont celle de Sarqueville. Le plus difficile a été de m’initier au secteur d’activités d’Exxyal. J’ai passé deux nuits entières à me familiariser avec les principaux concepts de la branche : gisement, exploration, production, forage, transport, raffinage, logistique… Au début, tout ça m’a fait peur parce que je ne suis pas très fort côté technique, mais je suis tellement motivé que je me suis pris au jeu. C’est dingue, à certains moments, j’ai l’impression d’y être déjà, dans cette boîte. Je pense même que certains cadres connaissent le groupe moins bien que moi.

Je me suis fait des fiches. Il y en a près de quatre-vingts. Jaunes pour l’économie du groupe et son environnement boursier, bleues pour la technique, blanches pour les partenariats. Je profite de l’absence de Nicole pour me les réciter à haute voix en marchant de long en large dans le salon. Je suis complètement dedans, technique de l’immersion.

Voilà quatre jours que je bachote. C’est toujours le stade le plus ingrat, les notions sont enregistrées mais elles se mélangent. Encore deux jours et mon cerveau entamera la décantation. Je vais être prêt pile pour la date de l’épreuve. De ce côté, tout va très bien.

En fonction de leur mission dans le groupe, je commence à entrevoir les questions que je pourrai poser aux cadres otages, celles qui pourront les déstabiliser. Les juristes doivent disposer d’informations confidentielles sur les contrats passés avec les sous-traitants, les partenaires, les clients ; les financiers doivent connaître certains dessous des cartes dans la négociation d’importants marchés. Tout ça est encore vague pour moi, il me faut approfondir, préparer toujours plus, être au top le jour J. Sur la prise d’otages également, je fais des fiches que je reprends ensuite avec Kaminski.

Hier, j’ai reçu les premiers rapports d’enquête de l’agence Mestach.

La lecture m’a vraiment fait peur : côté vie privée, ces gens-là sont totalement ordinaires. On dirait un échantillon d’audimat. Des études, des mariages, quelques divorces, des enfants qui font des études, des mariages, des divorces. Ce que l’humanité peut être déprimante parfois ! À voir leurs fiches et leurs états de service, ces gens-là sont imprenables parce qu’ils n’ont aucun intérêt. Or, justement, il faut que je leur trouve des failles, que je les foute totalement à poil.

J’attends Kaminski. Bien qu’il soit à la dérive, il a su profiter de l’urgence de ma situation pour négocier favorablement. Il est cher et économiquement, je suis au fond du puits, mais j’aime bien ce type, il est solide. Je n’ai pas pu tenir bien longtemps la fiction d’un roman à écrire. Je lui ai raconté l’histoire vraie, ce qui a pas mal simplifié nos rapports dans le travail.

Il a lu tranquillement mes fiches « otages », que je trouve si plates, et il a vu mon inquiétude.

— Si vous lisiez votre propre fiche, m’a-t-il dit, elle ressemblerait à ça. Et pourtant, vous n’êtes pas n’importe quel chômeur : vous êtes en train de préparer une prise d’otages.

Je le savais déjà, mais en l’absence de Nicole, je n’ai plus personne pour me dire ces choses toutes bêtes que j’ai besoin d’entendre.

J’ai donc lu et relu les fiches. Comme le dit Kaminski, « on a beau préparer d’arrache-pied, à la fin, on est toujours contraint de s’en remettre à son intuition ».

Arithmétiquement, si je tiens compte des erreurs possibles dans la liste des otages que j’ai établie, mes chances de réussite sont seulement raisonnables, et loin d’être massives. Mais je table sur le fait que, même si je commets de grosses erreurs de préparation, aucun de mes concurrents ne sera aussi bien informé que moi sur la vie privée des otages.

Il suffirait que j’en mette à genoux deux ou trois pour faire la différence haut la main.

Et pour réussir ça, je dois disposer d’informations « percutantes ».

Je peux payer un complément d’enquête pour cinq personnes, pas plus.

Après d’immenses hésitations, j’ai retenu deux hommes (l’agrégé d’économie de quarante-cinq ans, Jean-Marc Guéneau, et le chargé de mission dans la cinquantaine, Paul Cousin) et deux femmes (Évelyne Camberlin, quarante-huit ans, chargée des audits de sécurité, et la responsable des grands comptes, Virginie Tràn, trente-quatre ans). À quoi j’ai ajouté ce David Fontana, que les mails de Bertrand Lacoste désignent comme l’organisateur.

Pour Paul Cousin, je n’ai pas eu l’ombre d’une hésitation : ses comptes en banque montrent que ses salaires ne sont versés ni sur son compte personnel ni sur son compte familial ! C’est un mystère. Sa femme dispose d’un compte qu’il alimente lui-même chaque mois. Il ne lui verse pas de grosses sommes, ça sent le couple dissocié. Ou, si le couple est stable, peut-être ne sait-elle rien de la situation réelle. Toujours est-il que le salaire de Cousin (et ça n’est pas rien, un chargé de mission dans la cinquantaine avec plus vingt ans de maison) ne figure nulle part : il est versé ailleurs, sur un compte qui n’est donc pas à son nom.