Nicole ne dit pas un mot. Elle reste en apnée, stupéfaite. J’ai prétendu que tout cela n’était qu’une formalité. Elle comprend l’étendue de ma duplicité. Ses yeux glissent sur l’arme que je tiens, sur la pièce, les meubles poussés dans les coins. C’est une telle faillite que ni elle ni moi ne trouvons rien à dire.
De toute manière, mes mensonges hurlent si fort que plus personne ne m’entendrait. Nicole fait « non » de la tête.
Et elle sort sans un mot.
Kaminski a été très gentil. Il a réussi à trouver quelques mots. J’ai fait décongeler un plat au micro-ondes que nous avons mangé sur le pouce. Je pense au grotesque de la situation. Nicole ne revient quasiment jamais déjeuner avec moi. Si elle le fait deux fois par an, c’est le bout du monde. Et elle me prévient toujours pour être sûre que je serai là. Et il faut que ce soit ce jour-là ! Tout est en passe de se liguer contre moi. Kaminski, en souriant, me dit que c’est généralement dans ces situations qu’on reconnaît les âmes bien trempées.
En début d’après-midi, l’ambiance est lourde et il me faut puiser dans mes réserves pour me remettre au travail. L’image de Nicole dans l’encadrement de la porte, son regard, ça me travaille pas mal.
Kaminski est sympa. Il ne ménage pas sa peine et me raconte des anecdotes vécues qui me permettent d’envisager tous les cas de figure. Il est très secret sur sa vie mais de fil en aiguille, je finis forcément par recomposer un peu son itinéraire. Il a fait de la psychologie clinique avant d’entrer dans la police. Puis il est devenu négociateur au Raid, je suppose qu’il ne se shootait pas encore à cette époque, ou que ça ne se voyait pas.
À mesure que la journée s’étire, il devient plus nerveux. Le manque. De temps en temps, il prétexte l’envie d’une cigarette pour recharger ses batteries. Il descend quelques minutes et remonte calmé avec les yeux brillants. À quoi il carbure, mystère. Moi, son addiction ne me gêne pas ; ce qui me vexe, ce sont ses manœuvres de diversion. Je finis par le lui dire :
— Vous pensez que je suis si bête ?
— Je vous emmerde !
Il est furieux. Il est prêt à se lever. J’hésite une seconde puis j’enchaîne :
— Je savais que vous étiez camé du matin au soir, mais vous ne m’avez pas prévenu que pour ce prix-là, j’aurais droit à une loque !
— Ça change quoi ?
— Tout. Vous pensez que vous valez ce que vous me coûtez ?
— C’est à vous de le dire.
— Eh bien, je dirais non. La fille que vous avez tuée, elle s’est jetée par la fenêtre pendant que vous étiez parti vous piquer derrière le camion…
— Et alors ?
— … ça n’est pas le seul dégât que vous ayez provoqué ! Je me trompe ?
— Ça n’est pas votre affaire !
— Dans la police, c’est pas comme dans le privé. On ne vous vire pas à la première faute. Il y en a eu combien avant ? Vous étiez accro depuis combien de morts quand ils se sont décidés à vous foutre à la porte ?
— Vous n’avez pas le droit !
— Et cette fille, au fait, vous l’avez vue tomber ou vous avez seulement vu son corps sur le trottoir ? Il paraît que ça fait un bruit sinistre, surtout les jeunes femmes, c’est vrai ?
Kaminski se recule sur sa chaise et tire calmement son paquet de cigarettes de sa poche. Il m’en tend une. J’attends son diagnostic avec inquiétude.
— Pas mal du tout, me dit-il en souriant.
Je suis rudement soulagé.
— Vraiment pas mal : vous ne quittez pas votre ligne, vous restez concentré sur ce qui fait de l’effet, vous procédez par questions courtes, incisives, bien choisies. Non, je vous assure, pour un amateur, c’est pas mal du tout.
Il se lève et va jusqu’à la caméra, qu’il arrête. Je ne savais pas qu’elle tournait.
— On garde ça pour demain, on retravaillera la séquence quand on parlera des interrogatoires.
Nous avons bien travaillé.
Il quitte la maison vers 19 heures.
Et puis vient le soir.
Je suis seul dans l’appartement.
Avant de partir, Kaminski m’a proposé de remettre les meubles en place. J’ai répondu que ce n’était pas nécessaire, je sais déjà que Nicole ne rentrera pas. J’ai raclé les fonds de tiroir et je suis allé m’acheter une bouteille d’Islay et un paquet de cigarettes. Je suis au second whisky quand Lucie arrive pour prendre les affaires de sa mère. J’ai ouvert les fenêtres en grand parce qu’il fait doux et que la fumée de la première cigarette m’entête. Quand elle entre, je dois avoir l’air totalement à la dérive, ce qui n’est pas vrai. Mais les apparences sont là. Elle ne fait aucun commentaire. Elle dit seulement :
— Je ne peux pas rester, il faut que je m’occupe de maman. On peut déjeuner demain ?
— Le midi, je ne peux pas. Demain soir ?
Lucie fait signe que oui. Elle m’embrasse avec beaucoup de gentillesse. C’est très douloureux.
Mais j’ai encore pas mal de travail.
J’allume une deuxième cigarette, je saisis mes fiches et je commence à réviser en marchant dans le grand salon désert : « Capital : 4,7 millions d’euros. Répartition : Exxyal Group : 8 %, Total : 11,5 %… »
Dans la soirée, Mathilde laisse deux messages courts, violents.
À un moment, elle dit : « Tu es le contraire de ce que j’attends de mon père. »
Ça me brise le cœur.
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Olenka Zbikowski
BLC–Consulting
Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Fin de stage
Comme vous le savez, mon second stage s’achève le 30 mai prochain. D’une durée de six mois, il fait suite à une première période de stage de quatre mois.
Vous trouverez, en annexe à la présente note, un rapport complet sur mes activités au sein de BLC–Consulting depuis que vous avez bien voulu m’accorder votre confiance. Je vous remercie à cette occasion très vivement pour les missions que vous m’avez confiées au cours de ces dix mois et qui dépassent largement, pour certaines, le cadre des responsabilités que l’on attribue ordinairement à une stagiaire.
Près de dix mois d’activité non rémunérée où ma disponibilité a été totale et ma fidélité sans faille correspondent à une période d’essai d’un volume suffisant pour espérer de votre part une décision d’embauche définitive.
Je vous renouvelle à cette occasion mon attachement aux activités du cabinet et mon désir très vif de poursuivre ma collaboration à vos côtés.
Bien à vous,
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Charles m’a dit : « J’habite au numéro 47 », ce qui veut dire que sa voiture est garée en face du 47.