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Enfin, non, pas pour rien : dans le miroir, j’ai vu que j’avais une entaille et un gros hématome sur le front. J’étais livide, égaré. Pitoyable. Un instant, j’ai eu l’impression que je commençais à ressembler à Charles.

3

— Bah…! Qu’est-ce que tu t’es fait ? a demandé Nicole en touchant l’énorme hématome sur mon front.

Je ne lui ai pas répondu. Je lui ai tendu la lettre d’un geste que j’ai voulu très détaché, puis je suis allé dans mon bureau, où j’ai fait mine de farfouiller dans les tiroirs. Elle a regardé la lettre un long moment : « Pour faire suite à votre courrier, j’ai le plaisir de vous informer que votre candidature au poste d’assistant RH a été retenue en première instance. Vous recevrez très prochainement une convocation pour un test professionnel qui, s’il s’avère concluant, sera suivi d’un entretien. »

Au temps que ça lui a pris, je pense qu’elle l’a lue plusieurs fois. Elle avait encore son manteau sur le dos quand je l’ai vue s’avancer jusqu’au seuil de mon bureau et poser son épaule contre le chambranle de la porte. Elle tenait la lettre dans la main. Elle a penché la tête sur le côté droit. C’est un de ses gestes habituels et de loin celui que je préfère, avec deux ou trois autres. On dirait qu’elle le sait. Quand je la vois dans cette posture-là, je me vois conforté dans l’idée que cette femme a été touchée par la grâce. Il y a quelque chose de dolent chez elle, une souplesse, je ne sais pas comment dire, une lenteur extraordinairement sexuelle. Elle tenait la lettre dans la main et me fixait. Je l’ai trouvée très belle, ou très désirable, enfin j’ai eu une furieuse envie de la sauter. Le sexe a toujours été pour moi un puissant antidépresseur.

Au début, quand je ne voyais pas encore le chômage comme une fatalité mais seulement comme une calamité, j’étais très anxieux, je sautais sur Nicole en permanence. Dans la chambre, dans la salle de bains, dans le couloir. Nicole n’a jamais dit non. Elle est très psychologue, elle comprenait que c’était ma manière à moi de vérifier que j’étais encore vivant. Depuis, l’anxiété est devenue de l’angoisse et le premier effet visible de ce changement a été de me rendre à peu près impuissant. Nos relations sexuelles sont devenues rares, difficiles. Nicole fait preuve de gentillesse et de patience, ce qui me rend encore plus malheureux. Notre baromètre sexuel est totalement détraqué. Nous faisons semblant de ne pas nous en apercevoir ou de croire que ça n’a aucune importance. Je sais que Nicole m’aime toujours, mais notre vie est devenue beaucoup plus difficile et je ne peux pas m’empêcher de penser que ça ne pourra pas durer comme ça éternellement.

Pour l’heure, elle tient la lettre de BLC–Consulting à la main :

— Mais mon amour, dit-elle, c’est extraordinaire !

Je me suis dit qu’il fallait absolument chercher l’auteur de la citation de Charles sur Lucifer et l’espoir. Parce que Nicole avait raison. Une lettre comme celle-là, ça sortait de l’ordinaire et j’avais beau, à mon âge, en n’ayant pas travaillé dans mon domaine depuis plus de quatre ans, n’avoir pas une chance sur trois milliards d’obtenir ce poste, Nicole et moi, on s’est mis à y croire à la seconde même. Comme si les mois, les années passés, ne nous avaient rien appris. Comme si nous étions tous les deux des incurables de l’espoir.

Nicole s’est avancée vers moi et m’a donné un de ces baisers mouillés dont je suis fou. Elle est courageuse. Vivre avec un dépressif, c’est ce qu’il y a de plus difficile. En dehors d’être dépressif soi-même, évidemment.

— On ne sait pas pour qui ils recrutent ? a demandé Nicole.

J’ai touché l’écran : la page internet de BLC–Consulting s’est affichée. Le sigle vient de son fondateur, Bertrand Lacoste. Gros pedigree. Le genre de consultant à facturer 3 500 euros la journée. Quand je suis entré chez Bercaud avec tout l’avenir devant moi (et même quelques années plus tard, quand je me suis inscrit aux cours du CNAM pour passer un certificat universitaire de coaching), le consultant de haut niveau genre Bertrand Lacoste, c’était exactement le type que je rêvais de devenir : efficace, toujours en avance sur son interlocuteur, proposant des analyses fulgurantes et des batteries de solutions managériales pour toutes les situations. Je n’ai pas terminé le CNAM parce que nos filles sont arrivées à ce moment-là. C’est la version officielle. La version de Nicole. Dans la réalité, je n’avais pas assez de talent pour ça. Au fond, j’ai une mentalité de salarié.

Je suis le prototype du cadre intermédiaire.

J’ai répondu à Nicole :

— L’annonce est vague. Ils parlent d’une entreprise « leader industriel de dimension internationale ». Avec ça… Le poste est à pourvoir à Paris.

Nicole a vu défiler les pages web sur la réglementation du travail et les nouvelles lois sur la formation continue que j’avais passé l’après-midi à lire. Elle a souri. Mon bureau était jonché de Post-it, de notes, j’avais scotché des feuilles volantes sur la tranche des étagères de la bibliothèque. Elle a semblé s’apercevoir seulement à cet instant que j’avais travaillé toute la journée d’arrache-pied. Pourtant, elle est de ces femmes qui repèrent immédiatement le moindre détail de la vie quotidienne. Si je change la place d’un objet, au premier pas dans la pièce, elle s’en aperçoit. La seule fois où je l’ai trompée, il y a longtemps (les filles étaient encore jeunes), elle l’a décelé le soir même. J’avais pourtant pris toutes les précautions. Elle n’a rien dit. La soirée a été lourde. Quand on est allés se coucher, elle s’est contentée de me dire d’un air fatigué :

— Alain, on ne va quand même pas rentrer là-dedans…

Puis elle s’est lovée contre moi dans le lit. Nous n’avons jamais échangé un mot de plus sur le sujet.

— Je n’ai pas une chance sur mille.

Nicole pose la lettre de BLC–Consulting sur mon bureau.

— Ça, tu n’en sais rien, dit-elle en retirant son manteau.

— Quelqu’un de mon âge…

Elle se retourne vers moi.

— Ils ont reçu combien de candidatures, d’après toi ?

— À mon avis, dans les trois cents.

— Et tu penses que vous êtes combien à être convoqués pour un test professionnel ?

— Je dirais, dans les quinze…

— Alors explique-moi pourquoi ils ont sélectionné TA candidature sur plus de trois cents. Tu penses qu’ils n’ont pas vu ton âge ? Tu penses que ça leur a échappé ?

Bien sûr que non. Nicole a raison. J’ai passé la moitié de l’après-midi à tourner et à retourner toutes les hypothèses. Toutes butent sur ce truc impossible : mon CV pue le quinquagénaire à trente pas et s’ils me convoquent, c’est qu’il y a quelque chose dedans qui les intéresse.

Nicole est très patiente. Tandis qu’elle épluche les oignons et les pommes de terre, elle m’écoute détailler toutes les raisons techniques qu’ils ont de me sélectionner. Nicole entend dans ma voix l’euphorie que je tente de maîtriser, mais qui me déborde. Je n’ai pas reçu une lettre comme celle-ci depuis plus de deux ans. Au pire, on ne me répond pas, au mieux on me répond d’aller me faire voir. On ne me convoque plus, parce qu’un type comme moi n’intéresse personne. Sur la réponse de BLC–Consulting, j’ai donc fait toutes sortes d’hypothèses. Je pense avoir trouvé la bonne.