Le numéro 47 est le seul numéro de la rue avec le 45, distant de trois cents mètres. Entre les deux numéros, l’immense mur en meulière d’une usine désaffectée qui est la seule attraction du quartier. De l’autre côté de la rue, les palissades et les échafaudages d’immeubles en construction. La rue est toute droite, sinistre, les réverbères s’y succèdent tous les trente ou quarante mètres.
Charles m’accueille avec son petit geste d’Indien de la main gauche.
— Avant, me dit-il, j’étais là-bas, juste en dessous du réverbère. Pour dormir, bonjour ! J’ai dû attendre qu’une place se libère dans une zone ombragée.
Ça lui a fait drôle à Charles, quand je l’ai appelé.
— Cet apéro, ça tient toujours ?
Malgré sa charge de la journée, il a exprimé une joie sincère :
— C’est vrai ? Tu veux passer à la maison ?
Donc nous voilà, presque 23 heures, devant chez lui, une Renault 25 rouge vif.
— 1985, dit fièrement Charles en posant la main sur le toit. V6 Turbo, six cylindres en V, 2 458 cm3 !
Le fait qu’elle ne roule plus depuis plus de dix ans ne l’ébranle nullement. La voiture est montée sur cales pour éviter que les pneus s’abîment. On dirait qu’elle flotte quelques centimètres au-dessus du sol.
— J’ai un pote qui passe tous les deux mois pour me regonfler.
— C’est bien.
L’étonnant, ce sont les pare-chocs. Devant et derrière. Des grosses tubulures chromées absolument démesurées, qui culminent à un mètre vingt du sol, le genre à équiper des camions américains. Charles voit mon étonnement.
— C’est les voisins de devant et de derrière. Ceux d’avant. Chaque fois qu’ils rentraient chez eux d’une virée, ils cabossaient ma bagnole. Alors, un jour, la colère m’a pris. Et voilà.
Voilà, en effet. Et c’est quelque chose.
— Plus loin, là-haut (il désigne l’extrémité de la rue), il y avait aussi une Renault 25. Une GTX de 84 ! Mais le mec a déménagé.
Il a dit ça avec le regret d’une amitié perdue.
Une bonne partie de la rue est occupée par des vans déglingués, des voitures sur cales dans lesquels vivent des travailleurs immigrés, des familles. Le facteur dépose le courrier sous les essuie-glaces, comme des amendes.
— Il y a une bonne ambiance, dans le quartier, faut pas se plaindre, me dit Charles.
On entre, on prend l’apéro. Très organisé, l’appartement de Charles, très astucieux.
— Bah il faut ! répond-il quand je lui en fais la remarque. Comme c’est pas grand, il faut que ce soit…
— Fonctionnel…
— C’est ça ! Fonctionnel !
Avec Charles, mon meilleur atout, c’est la linguistique.
Entre les sièges, Charles pose un plateau qui sert de desserte pour la bouteille et les cacahuètes. Comme il fait doux, j’ai baissé la vitre, le vent de la nuit me caresse la nuque. J’ai apporté un whisky potable, ni arrogant ni minable. Et quelques paquets de chips et de biscuits salés.
On ne parle guère, Charles et moi. On se regarde, on se sourit. Pour autant, il n’y a pas de gêne entre nous. C’est un instant serein. Nous sommes comme deux vieux potes installés dans un rocking-chair, sur la terrasse, après un repas de famille. Je laisse mon esprit flotter et il se connecte sur Albert Kaminski. Je regarde Charles. De qui je me rapproche le plus ? Ce n’est pas de Charles. Il sirote son whisky, le regard perdu dans le pare-brise, entre les immenses pare-chocs et, au-delà, sur son quartier tranquille. Charles, il a seulement un profil de victime. Kaminski et moi, nous sommes dans les accidents majeurs, nous pourrions terminer meurtriers tous les deux. C’est une logique possible, parce que nous sommes dans la radicalité. Avec son abandon de tout espoir, Charles est peut-être le plus sage de nous trois.
Au second whisky, l’ombre de Romain vient me visiter, avec le cortège des emmerdements qui m’attendent. Je comprends que j’ai pris ma décision. Je ne réclamerai pas le témoignage de Charles. Je dis :
— Je vais me débrouiller tout seul, je crois.
Évidemment, de but en blanc, comme ça, il n’est pas certain que Charles saisisse clairement de quoi je veux parler. Il observe le fond de son verre, rêveur, puis il grommelle quelques mots qui pourraient ressembler à un assentiment, mais ça n’est pas certain. Puis il opine et secoue la tête, l’air de dire que c’est mieux comme ça, qu’il comprend. Je me tourne vers la file de voitures, le bitume luisant sous les taches jaunes des réverbères, l’ombre du mur de l’usine qui ressemble à un mur de prison. Je suis à la veille de la Grande Épreuve, dans laquelle j’ai engagé toutes mes forces et même au-delà. Je goûte cet instant de sérénité comme si je pouvais mourir demain.
— Ça fait drôle quand on y pense…
Charles dit que oui, ça fait drôle. C’est maintenant, avec l’aide du whisky, que je me pose la question : pourquoi je suis ici ? J’ai bien peur d’être venu chercher des forces : si je rate mon coup, voilà peut-être ce qui m’attend, une voiture sur cales dans une banlieue déserte. Ça n’est pas gentil pour Charles.
— Ça n’est pas très sympa de ma part…
Sans hésiter, Charles pose sa main sur mon genou et dit :
— T’en fais pas.
Quand même, ça me gêne. Je cherche une transition.
— Et t’as la radio ?
— Bah tu parles ! dit Charles.
Il tend le bras et tourne le bouton : « … dont le P-DG a perçu une indemnité de départ de 3,2 millions d’euros. »
Charles éteint.
— Ça marche bien, hein ? dit-il avec admiration.
Je ne sais pas s’il me parle de l’information ou s’il est seulement content de me montrer qu’il a le confort. Nous restons là une bonne heure.
Puis je me dis qu’il va falloir rentrer. J’ai des révisions, je dois rester concentré.
Je n’ai rien dit, pourtant Charles me montre la bouteille :
— Un petit dernier pour la route ?
Je fais mine de réfléchir. En fait, je réfléchis. Ça n’est pas raisonnable. Je dis que non, que ça n’est pas raisonnable.
Et quelques longues minutes s’écoulent de nouveau, sereines et douces. Calmes. Ça me donne envie de pleurer. Charles repose sa main et tapote mon genou. Je me concentre sur le fond de mon verre. Vide.
— Allez, c’est l’heure des braves…
Je me retourne pour attraper la poignée de la portière.
— Je te raccompagne, dit Charles en ouvrant de son côté.
On se serre la main à l’arrière de la voiture.
Sans un mot.
En marchant vers le métro, je me demande si Charles n’est pas devenu mon seul ami.
20
Cinq jours encore jusqu’à jeudi et je serai au pied du mur. Ce compte à rebours est rassurant et effrayant. Pour l’heure, je veux me rassurer.
Malgré la demi-bouteille d’Islay sifflée dans la soirée, je suis sur le pied de guerre aux aurores. En avalant un café, je constate que mes fiches de révision commencent à bien rentrer. Lundi ou mardi, je devrais recevoir les compléments d’enquête, il me restera un jour ou deux pour construire une stratégie. Pourvu qu’il y ait du grain à moudre.
Depuis le départ de Nicole, l’appartement est très triste.
Mathilde a cessé de m’injurier par répondeur interposé. Elle doit avoir bien du mal à retenir son mari de ne pas porter plainte tout de suite contre moi. Ou peut-être l’a-t-il fait.
Kaminski, toujours tiré à quatre épingles, arrive à l’heure convenue, à la seconde près. Au programme, la lecture et l’analyse de plusieurs documents servant à la formation des agents du Raid, les aspects psychologiques de la prise d’otages et les interrogatoires.