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Il dresse d’abord la liste détaillée de toutes les manœuvres auxquelles vont se livrer les otages — pourvu qu’ils soient retenus suffisamment longtemps — et les précautions que devrait normalement prendre le commando. Ça me permet de mieux apprendre les différents stades psychologiques par lesquels passent les victimes et donc de saisir à quels moments elles seront le plus fragiles.

En fin de matinée, nous faisons une synthèse de notre travail et l’après-midi est entièrement consacré aux interrogatoires. Mon expérience du management m’a déjà bien préparé aux techniques de manipulation. L’interrogatoire d’otages, ce n’est jamais qu’un entretien d’embauche, multiplié par un entretien annuel d’évaluation et porté au carré par la présence des armes. La principale différence est qu’en entreprise les cadres vivent dans une peur larvée, alors que dans la prise d’otages, les victimes risquent ouvertement leur vie. Quoique. En entreprise aussi. Finalement, la seule véritable différence, c’est la nature des armes et le délai d’incubation.

Et le soir, comme convenu, je dîne avec Lucie.

C’est elle qui m’invite, elle a choisi le restaurant. Tôt ou tard, en vieillissant, nous devenons les enfants de nos enfants, ce sont eux qui nous prennent en charge. Mais comme je ne veux pas croire que c’est déjà arrivé, j’impose un changement de restaurant. Nous allons au Roman noir, qui est à deux pas. Il fait doux, Lucie est jolie comme un cœur et elle fait comme si ce dîner n’était pas une circonstance. Du coup, à force de parler d’autre chose, la circonstance devient un événement. Lucie goûte le vin (il est convenu depuis toujours qu’elle est la plus douée de la famille dans ce domaine, ce qui n’a jamais été démontré). Peut-être ne sait-elle pas par où commencer. En tout cas, elle choisit de parler de tout et de rien, de son appartement qu’elle voudrait quitter parce qu’il n’y a pas assez de lumière, de son travail à l’association, des quelques commissions d’office qui la font vivre petitement. Lucie ne parle de ses amours que lorsqu’elle n’en a pas. Comme elle n’évoque pas le sujet, je demande :

— Il s’appelle comment ?

Elle sourit, avale une gorgée de vin et relève la tête en m’annonçant comme à regret :

— Federico.

— Décidément, il te faut de l’exotisme. Comment s’appelait le dernier, déjà ?

— Papa…! dit-elle en souriant.

— Fusaaki ?

— Fusasaki.

— Il n’y a pas eu un Omar aussi ?

— À t’écouter, on dirait qu’il y en a eu des centaines.

C’est à mon tour de sourire. Et de fil en aiguille, on fait mine d’oublier pourquoi on est là tous les deux. Pour la mettre à l’aise, dès que nous avons commandé le dessert, je lui demande comment va sa mère.

Lucie ne répond pas tout de suite.

— Terriblement triste, me dit-elle enfin. Très tendue.

— La période est tendue.

— Bon, tu m’expliques ?

Parfois, il faudrait préparer une entrevue avec ses enfants comme un entretien professionnel. Évidemment, je n’ai eu ni l’énergie ni l’envie de le faire, et j’improvise une réponse en surfant sur des lignes très générales.

— Et concrètement ? me demande Lucie après mon exposé passablement embarrassé.

— Concrètement, ta mère n’a rien voulu entendre et ta sœur n’a rien voulu comprendre.

Elle sourit.

— Et moi, je suis où là-dedans ?

— Il y a de la place dans mon camp, si tu veux.

— C’est pas une bataille rangée, papa !

— Non, mais c’est une bataille quand même, et pour l’instant je la mène tout seul.

Il faut donc expliquer. Et mentir à nouveau.

En répétant ce que j’ai dit à Nicole, je vois jusqu’à quelle hauteur j’ai dû empiler les mensonges. Je tiens l’ensemble en équilibre instable. Au moindre accroc, tout va s’écrouler, et moi avec. L’annonce, les tests, le pot-de-vin… C’est là que ça coince. Lucie, avec plus de lucidité que sa mère, ne croit pas une seconde à mon truc.

— Un cabinet de recrutement qui a pignon sur rue s’amuse à faire une connerie pareille pour quelques milliers d’euros ? C’est étonnant, quand même…

Il faudrait être aveugle pour ne pas saisir son scepticisme.

— Ça n’est pas tout le cabinet. Le type fait ça en solo.

— C’est quand même risqué. Il ne tient pas à son boulot ?

— Je n’en sais rien, mais moi, une fois que j’ai mon contrat, il peut bien aller en taule, je m’en fous.

Le temps que le serveur arrive avec les cafés, il y a quelques secondes de silence et ensuite la conversation a du mal à reprendre. Je sais pourquoi. Lucie aussi. Elle ne croit pas un mot de ce que je lui raconte. Sa manière de me le dire : elle boit son café et pose les deux mains sur la table.

— Je vais devoir y aller…

C’est un signe indubitable de renoncement. Elle pourrait gratter là où ça fait mal, mais elle ne le fait pas. Elle trouvera toujours quelques banalités à dire à sa sœur et à sa mère, elle arrivera à se débrouiller. Selon elle, je me suis fichu dans une affaire tordue et elle n’est pas du tout pressée de connaître les détails. Lucie fuit.

Nous faisons quelques pas ensemble. Elle se tourne enfin vers moi :

— Bon, allez, j’espère que tout va se passer comme tu veux. Si tu as besoin de moi…

Et dans sa façon de serrer mon bras et de m’embrasser, il y a tellement de tristesse.

Après quoi, ce dernier week-end ressemble à une veillée d’armes.

Demain, dans la bataille, pense à moi.

Sauf que je suis absolument seul. Nicole ne me manque pas seulement parce que je suis seul, mais parce que ma vie sans elle n’a pas de sens. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas été possible de lui expliquer cette affaire, comment les événements se sont ainsi noués. Ça ne nous est jamais arrivé. Pourquoi Nicole n’a-t-elle rien voulu entendre ? Pourquoi n’a-t-elle pas cru en mes chances de réussite ? Si Nicole ne croit plus en moi, je meurs deux fois.

Et il va falloir tenir quelques jours encore.

Jusqu’à jeudi.

Le lendemain, je repasse mes fiches, je refais les comptes de ce que j’ai dépensé, un vertige me saisit à l’idée de ce qui va se passer si je manque mon coup. Je détaille les photos des otages, leurs itinéraires. Pour conserver ma concentration, je vais marcher. J’ai emporté toutes mes fiches, le Que sais-je ? sur l’industrie pétrolière et le document du Raid dont Kaminski m’a fait une photocopie.

Et lorsque je rentre, j’ai trois messages de Lucie. Deux sur mon portable, que j’avais laissé à la maison, un autre sur le téléphone fixe. Après notre repas raté d’hier soir, elle aimerait avoir des nouvelles. Elle s’inquiète un peu, elle ne dit pas pourquoi. Je n’ai pas envie de rappeler, je ne dois pas me disperser. Dans quatre jours, quand je vais avoir gagné mon ticket de retour dans le match, je pourrai leur dire à quel point il a été difficile de tenir sans elles.

21

L’agence Mestach m’a appelé hier soir pour me dire que les compléments d’enquête sont à ma disposition. Comme je lui dois encore la moitié de ses honoraires, il ne manque pas de me rappeler que ses enquêteurs ont travaillé dans des délais très courts et qu’il est miraculeux qu’ils aient obtenu autant de résultats, vieille technique de valorisation de la marchandise dont je ne suis pas dupe.