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Mestach recompte l’argent avant de me tendre une enveloppe de grand format. Il pense me raccompagner à la sortie, mais je m’installe dans le fauteuil du petit corridor qui précède son bureau.

Il comprend que si je n’en ai pas pour mon argent, nous allons nous revoir très vite.

C’est l’argent de ma fille, je n’ai pas l’intention de le céder contre rien.

Et honnêtement, vu les délais, c’est bien. À certains égards, c’est même très bien. Je ne veux pas le montrer. Aussi, dès que j’ai pris connaissance des premiers résultats, je quitte discrètement l’immeuble. Je pense que nous n’aurons pas l’occasion de nous revoir.

À la maison, je fais le vide sur mon bureau et j’aligne les éléments.

Jean-Marc Guéneau. Quarante-cinq ans.

Il pourrait être né au XIX e siècle. Chez lui, on se marie entre familles catholiques depuis des générations. Là-dedans, on trouve des généraux, des curés, des professeurs et énormément de femmes au foyer transformées en poules pondeuses. L’arbre généalogique est efflorescent comme un buisson tropical. Tout ce petit monde, frileux comme toutes les bourgeoisies, s’enrichit prudemment avec la rente foncière depuis les débuts de la révolution industrielle pour laquelle elle n’a que du mépris parce que ça sent la classe ouvrière. Évidemment, comme c’était à prévoir, les dernières générations sont ouvertement fondamentalistes. Ça habite le XVIe, le VIIe, le VIIIe, Neuilly, rien que du classique. Mon Guéneau à moi se marie à vingt et un ans et fait des mômes tous les dix-huit mois pendant plus de dix ans. Il s’arrête à sept. Madame doit prendre sa température à heures constantes en faisant le signe de croix et lui doit quand même sauter en marche parce qu’on n’est jamais trop prudent. Alors forcément, mon Guéneau a besoin d’air, et d’air vicié de préférence. J’ai deux photos de lui, la première est prise à 19 h 30, il entre dans un backroom de la rue Saint-Maur. Sur la seconde, il est 20 h 45, il en sort. Ça doit le mettre chez lui vers 21 h 15. Pour aller à sa « salle de gym », il emporte un sac de sport.

J’ai eu de la chance. Sa carte bleue montre qu’il passe ses deux heures hebdomadaires rue Saint-Maur, de préférence le jeudi. Il doit avoir des copains parmi les habitués. Ça me fait marrer. Celui-là, je le tiens : il est mort.

Paul Cousin, cinquante-deux ans, est bien plus passionnant, parce que moins classique.

À mon avis, avec un passé comme le sien, ce type est imprenable, il ne me permettra pas de me démarquer de la concurrence. Il va falloir me débrouiller pour que son interrogatoire échoie à l’un de mes concurrents. C’est l’objectif.

Sur les photos, il a un physique à faire peur : un crâne d’un volume incroyable avec des yeux qui sortent des orbites. Il va travailler tous les jours chez Exxyal, il a une place de parking à son nom dans le sous-sol de l’entreprise, il est chargé de missions techniques, il voyage, rend des rapports, participe à des réunions, visite des installations, et pourtant, il émarge depuis plus de quatre ans à l’APEC et… touche le chômage. Je détaille ses états de service et, aidé par la note d’accompagnement qui donne des éléments tangibles, des dates et quelques faits, je parviens à recomposer son étrange itinéraire.

Paul Cousin travaille depuis vingt-deux ans pour Exxyal lorsqu’il est viré, il y a quatre ans, à l’occasion d’une compression de personnel dans le département où il a été affecté quelques mois plus tôt. À ce moment, il a quarante-huit ans. Que s’est-il passé dans sa tête : blocage indépassable ou stratégie désespérée ? Il décide de continuer à venir travailler, comme si de rien n’était. Sa hiérarchie le convoque, l’affaire monte à la direction, qui prend une décision en sa faveur : s’il veut venir travailler, pas de problème. Il ne touche pas de salaire, il travaille, se montre productif, mais je ne peux pas dire autrement : depuis quatre ans, c’est un bénévole !

Il doit espérer refaire ses preuves. Il travaille jusqu’à ce qu’on le réembauche.

Paul Cousin réalise là le plus vieux rêve du capitalisme. Même le patron le plus imaginatif ne pourra jamais espérer mieux. Il a vendu son appartement parce qu’il ne pouvait pas continuer de le payer, il a changé de voiture et roule dans un modèle bas de gamme, il perçoit un chômage dérisoire mais il a des responsabilités folles. Je vois bien pourquoi il est intéressé par la liquidation du site de Sarqueville : s’il obtient d’aller piloter ce licenciement et qu’il le réussit, le voici définitivement réintégré, il a son billet de retour pour la stratosphère du groupe Exxyal. Un homme qui a une volonté pareille se fera tuer sans broncher, il est inarrêtable. Il ne pliera jamais, même devant une mitraillette.

En revanche, avec Virginie Tràn, la petite Vietnamienne, je tiens une bonne cliente.

L’agence Mestach n’a pas su me dire de quand date sa rencontre avec Hubert Bonneval. En se basant sur ses appels téléphoniques et quelques sondages dans ses relevés de carte bleue, on estime à dix-huit mois l’ancienneté de leur relation. J’ai plusieurs photos prises deux jours plus tôt du couple faisant quelques courses sur le marché de la rue du Poteau. On se mange des yeux devant les fromages, on s’embrasse au-dessus des poivrons. Le dernier cliché les montre enlacés, entrant au domicile de Mlle Tràn. À mon avis, ça fait moins de dix-huit mois, ou alors c’est une véritable passion. Ils ont dû, commente la note, se rencontrer dans une circonstance professionnelle, genre séminaire, salon, etc. Possible. L’important, ce n’est pas tant Mlle Tràn que son amant. Il a trente-huit ans, il est chef de projets chez Solarem, une filiale du principal adversaire commercial d’Exxyal. En clair, Mlle Tràn couche avec la concurrence.

Excellent.

Je me précipite sur le Net et ne tarde pas à trouver les grands chantiers dont s’occupe la Solarem. Je vois très bien dans quelle situation placer la petite Virginie pour la faire craquer et montrer ce que je sais faire en matière d’évaluation : je vais la pousser à une trahison sentimentale au profit de son entreprise, exiger d’elle des informations techniques sur les plateformes offshore montées par Solarem. Elle devra appeler son ami et lui expliquer que, dans le cadre de son job, elle a « absolument besoin » de certaines données techniques confidentielles sur les chantiers de son concurrent. Pour montrer sa fidélité à son employeur, elle va devoir l’obliger à trahir le sien. Parfait. Un vrai cas d’école.

Sur Évelyne Camberlin, rien. Des babioles.

De l’argent foutu en l’air.

Le plus impressionnant pour la fin.

David Fontana. Le professionnel embauché par BLC–Consulting pour organiser la prise d’otages. Je le reconnais sur la photo : c’est bien l’homme que j’ai aperçu en compagnie de Lacoste.

Il a créé, il y a six ans, une agence spécialisée dans la sécurité. Audits, installations, surveillance. Sa société est plus que saine ; il surfe sur la paranoïa ambiante. Chaque année, il fait poser par ses équipes autant de caméras qu’un curé peut en bénir. Son bilan n’est pas archipositif, l’enquêteur fait l’hypothèse que pas mal de bénéfices réels, planqués dans les replis de la comptabilité, sont distribués au gérant sous des formes déguisées. La partie immergée de son activité est encore plus trouble, presque autant que son passé. Missions d’enquête pour des entreprises, recouvrement de créances, protections en tous genres. À ses clients, il ne présente que la face valorisante de son expérience. Il a commencé sa carrière dans l’armée, troupes aéroportées puis long passage à la DGSE. Pour les clients, officiellement, son pedigree s’arrête là. Il ne fait jamais état de son expérience en tant qu’« autonome ». Ça veut dire mercenaire. Si on gratte un peu, ces vingt dernières années on trouve David Fontana en Birmanie, au Kurdistan, au Congo, en ex-Yougoslavie… Il aime les voyages. Il prend ensuite le train de la modernité en rejoignant diverses compagnies militaires privées dont les clients sont des gouvernements, des entreprises multinationales, des organisations internationales, des diamantaires. Il s’occupe principalement des entraînements au combat. On s’arrache ses compétences dans les plus célèbres agences : Military Professional Resources Inc., Dyncorp, Erynis… Il ne rechigne pas à donner quelques coups de main sur différents théâtres d’opérations. On sent que ce type est plein de bonne volonté.