Finalement, Fontana change son fusil d’épaule à la suite d’un léger accroc : il est soupçonné d’avoir participé à un massacre de soixante-quatorze personnes au Soudan méridional, à l’époque où la compagnie qui l’employait faisait la courte échelle aux Janjawid, les milices soutenues par le gouvernement.
Il juge alors prudemment que le moment est venu de prendre une retraite bien méritée et il crée sa propre société de surveillance et de sécurité.
Bertrand Lacoste ne sait sans doute pas tout ça. Exxyal non plus. La brochure de son entreprise fait très propre, son CV est soigneusement édulcoré. Quoique, s’ils le savaient, ils n’en seraient certainement pas autrement gênés : quel que soit le domaine, ce qu’il faut, ce sont des gens compétents et David Fontana est indiscutablement un expert.
Rétrospectivement, je me souviens de ma peur lorsqu’il a surpris ma présence au pied de l’immeuble de BLC–Consulting. Mon intuition n’était pas mauvaise.
Je crée une fiche pour chacun des trois cadres, avec mes notes personnelles. Tout en imaginant les questions que je vais leur poser et la façon de conduire les entretiens, je suis inquiet. Je les ai sélectionnés empiriquement. Mais si les cadres présents le jour de l’évaluation ne sont pas ceux que j’ai choisis et sur lesquels j’ai enquêté et investi, c’est la catastrophe, je repars de zéro.
Cette perspective est tellement angoissante que je la chasse immédiatement de mon esprit. Dans la vie, il faut aussi avoir de la chance. Ayant eu ma dose de poisse depuis quelques années, je pense raisonnablement que mon tour est venu d’avoir un sort favorable. Je refais quand même le tour de mes critères de sélection et par bonheur, je confirme mes choix. Je me sers un whisky pour faciliter ma réflexion. Maintenant que l’appartement est vide, qu’il n’y a plus personne autour de moi, j’en suis réduit à m’autocongratuler.
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Bertrand,
Alors que tu ne me donnes aucune réponse sur ma fin de stage et le CDI que tu m’as promis, j’apprends que tu passes une convention de stage non rémunéré avec Thomas Jaulin, qui vient de la même école que moi.
Je remarque que le poste qui lui est proposé ressemble en tout point à celui que j’occupe depuis dix mois à BLC (tu t’es visiblement contenté d’un copier-coller de mon contrat pour établir le sien !).
Je te fais un mot « institutionnel », mais j’espère vraiment que j’interprète mal l’information !
Appelle-moi ce soir chez moi, STP.
Peu importe l’heure.
PS : j’ai oublié mon petit collier dans la salle de bains, merci d’y penser…
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Bertrand Lacoste
BLC–Consulting
Le 18 mai
Note à l’attention d’Olenka Zbikowski
Objet : Votre stage.
Madame,
Je reviens sur nos différentes conversations et vous confirme qu’il ne nous est pas possible d’envisager aujourd’hui votre embauche définitive.
Quelques commandes récentes nous permettent de nous rassurer sur l’avenir à court terme de notre entreprise, mais elles ne sont pas suffisamment pérennes pour nous permettre de nous engager durablement auprès de nouveaux collaborateurs.
Votre mission au sein de BLC–Consulting s’est déroulée dans des conditions globalement satisfaisantes et, au-delà de quelques difficultés toutes ponctuelles, nous sommes heureux d’avoir pu vous offrir l’occasion d’une expérience valorisante qui sera un atout dans la présentation de votre cursus à d’éventuels employeurs.
Je comprends votre étonnement quant à notre acceptation de la candidature de M. Thomas Jaulin pour un stage non rémunéré de cinq mois au sein de BLC–Consulting. Notre acceptation reposait sur la certitude que vous ne souhaitiez pas prolonger votre stage au-delà du 30 mai, mais il va de soi que, eu égard à votre bonne connaissance de nos activités et à votre intégration satisfaisante au sein de notre équipe, notre offre à M. Jaulin serait immédiatement repoussée si vous souhaitiez poursuivre votre stage actuel.
Je reste dans l’attente de votre réponse.
Bien cordialement,
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La situation est claire et clairement favorable.
À mon avis, je serai le mieux équipé.
Je vais être le meilleur parce que j’ai travaillé fort et certainement même plus fort que tous les autres réunis.
J’en suis là de mes réflexions lorsque, vers 19 heures, le téléphone sonne.
Le haut-parleur est branché.
Ce n’est pas un nouvel appel de Lucie. Je connais cette voix. Une femme. Jeune.
— Je m’appelle Olenka Zbikowski.
Intrigué et méfiant, je m’approche du haut-parleur.
— Nous nous sommes rencontrés récemment chez BLC–Consulting, lorsque vous avez passé des tests. C’est moi qui…
Quand je comprends qui elle est, je me précipite à ce point sur le téléphone que je le renverse, je dois passer la main sous le meuble pour récupérer le combiné. Je hurle :
— Allô !
Je n’ai fait que trois pas et une flexion mais je suis aussi essoufflé qu’après une course de fond. Je suis terrifié par cet appel, parce qu’il n’est pas du tout dans l’ordre des choses.
— Monsieur Delambre ?
Je confirme oui, c’est moi, ma voix trahit ma panique, la fille s’excuse, je la revois d’ailleurs bien cette fille quand elle nous a distribué les épreuves du test.
Elle veut me rencontrer. Tout de suite.
Ça n’est pas normal.