— Pourquoi ? Dites-moi pourquoi !
Elle entend combien je suis retourné par cet appel.
— Je ne suis pas très loin de chez vous. Je peux être là dans vingt minutes.
Ces vingt minutes, c’est vingt heures, c’est vingt ans.
Ça se passe dans le petit jardin, à côté de la place. Nous sommes assis sur un banc. Les réverbères s’allument un à un. Il y a peu de monde dans les rues. La fille est moins jolie que dans mon souvenir. C’est sans doute qu’elle n’est pas maquillée. Elle prend son élan et elle m’annonce la fin du monde.
Avec des mots simples.
— Officiellement, vous êtes quatre candidats, mais trois d’entre vous ne serviront que pour le décor. Le poste sera attribué à une candidate nommée Juliette Rivet. Vous n’avez aucune chance. Vous n’êtes qu’un faire-valoir.
L’information fait le tour d’un paquet de neurones sans réussir à en percer la gangue. Elle reprend son trajet et s’insinue finalement entre deux synapses. L’étendue du cataclysme commence à m’apparaître.
— Juliette Rivet est une amie très proche de Bertrand Lacoste, poursuit la jeune fille. C’est elle qui sera choisie. Alors, il a sélectionné trois candidats faire-valoir. Le premier parce qu’il a un profil international qui va flatter le client, un autre parce qu’il a une expérience vaguement similaire, mais Lacoste s’arrangera pour minorer leurs résultats. Vous, vous avez été choisi pour votre âge. Selon Lacoste : « En ce moment, un senior, ça fait bien dans le tableau. »
— Mais, c’est Exxyal qui choisit, pas lui !
Elle est surprise :
— Comment savez-vous que c’est Exxyal qui recrute ?
— Répondez-moi…
— Je ne sais pas comment vous savez ça, mais Exxyal ne contestera pas le diagnostic de Lacoste. À compétence à peu près égale, ils vont embaucher le candidat qui sera préféré par le cabinet auquel ils font confiance. Point final.
Je regarde autour de moi, mais c’est comme à travers une brume. Je vais me trouver mal. Mon ventre se noue et me tord jusque dans les reins.
— Ce poste n’est pas pour vous, monsieur Delambre. Vous n’avez absolument aucune chance.
Je suis tellement désorienté, tellement égaré qu’elle se demande si elle a bien fait de me prévenir. Je dois faire peur à voir.
— Mais… pourquoi vous venez me le dire ?
— J’ai aussi informé les deux autres candidats.
— Quel est votre intérêt, à vous ?
— Lacoste m’a utilisée, pressurée, vidée et finalement remerciée. Je vais faire en sorte que sa magnifique opération échoue faute de participants. Sa candidate sera la seule à se présenter. Ce sera une gifle personnelle et vis-à-vis de son client, une catastrophe. C’est un peu puéril, je reconnais, mais ça soulage.
Elle se lève.
— Le mieux pour vous, c’est de ne pas y aller, je vous assure. Je regrette de vous le dire, mais le résultat de vos tests était très mauvais. Vous n’êtes plus dans le coup, monsieur Delambre, vous n’auriez même pas dû être convoqué pour l’entretien. Lacoste vous a retenu comme faire-valoir parce qu’il sait que, même si vous arriviez par miracle à tirer votre épingle du jeu, le client ne voudra jamais un homme de votre âge. Je regrette…
Elle fait un geste vague de la main.
— J’y ai mon intérêt, je le reconnais, mais je vous dis ça aussi pour vous éviter une démarche inutile et peut-être humiliante. Mon père doit avoir à peu près votre âge et je ne voudrais pas…
Elle est assez fine pour comprendre qu’avec cet argument démagogique, elle est allée un peu trop loin. Elle pince les lèvres. À mon visage ravagé, elle voit bien qu’elle a réussi son coup.
Je suis comme lobotomisé.
Mon cerveau n’a plus aucune réaction.
— Et pourquoi je vous croirais ?
— Parce que depuis le début, vous-même vous n’y croyez pas. C’est même pour cela que vous avez appelé Bertrand il y a… je veux dire Bertrand Lacoste il y a quelques jours. Vous aviez envie d’y croire, mais c’est contre toute logique. Je pense que vous le savez…
J’attends que mon cerveau reprenne son activité.
Quand je relève la tête, la fille n’est plus là, elle est déjà au bout du square, elle se dirige à pas lents vers le métro.
Il fait nuit maintenant. Je n’ai pas allumé la lumière. La fenêtre grande ouverte du salon laisse passer la lueur vague des réverbères.
Je suis seul dans l’appartement saccagé.
Nicole est partie.
Je me suis battu avec mon gendre. Ma fille et lui attendent leur argent.
Le procès avec les Messageries va démarrer dans quelques semaines.
Soudain, la sonnerie de l’interphone.
Lucie. Elle est en bas.
Elle a appelé, rappelé, elle s’inquiète. Je me lève mais, arrivé à la porte, je renonce. Je m’écroule sur les genoux et je me mets à pleurer.
La voix de Lucie se fait suppliante.
— Ouvre, papa.
Elle sait que je suis là parce que les fenêtres sont ouvertes et la lumière allumée. Je ne peux plus faire un geste.
C’est la faillite. Il est temps de capituler.
Les larmes montent et montent encore. C’est le premier grand bonheur depuis longtemps de pouvoir pleurer à ce point. La seule chose d’absolument vraie. Sanglots de désarroi, je suis anéanti. Inconsolable.
Lucie est finalement partie.
J’ai pleuré. Immensément.
Il doit être terriblement tard. Combien de temps suis-je resté ainsi, assis derrière la porte d’entrée à pleurer ? Jusqu’à ce que je n’aie plus de larmes.
Je parviens enfin à me lever, malgré mon épuisement.
Quelques pensées arrivent à se frayer un chemin. Péniblement.
Je respire à fond.
La colère m’empoigne.
Je cherche un numéro de téléphone, je le compose. Je m’excuse d’appeler si tard.
— Est-ce que vous savez où je peux me procurer une arme ? Une vraie…
Kaminski laisse flotter quelques secondes d’incertitude.
— Sur le principe, oui. Mais… Qu’est-ce qu’il vous faudrait exactement ?
— N’importe quoi… Non ! Pas n’importe quoi. Un pistolet. Un pistolet automatique. Vous pouvez ? Avec des munitions.
Kaminski se concentre un court instant, puis :
— Il vous faut ça pour quand ?
PENDANT
25
Une heure avant le début de l’opération, M. Lacoste est venu me voir et m’a dit :
— Monsieur Fontana, il y a un petit changement. Les candidats au poste RH ne seront que deux au lieu de quatre.
À l’entendre, ce n’était qu’un détail et ça ne changeait rien, mais à voir son visage crispé quelques minutes plus tôt lorsqu’il avait reçu le second SMS, j’aurais parié l’inverse. Exxyal, son client, s’attendait à un lot de quatre candidats et il était difficile d’imaginer que le réduire de moitié serait totalement sans conséquence. M. Lacoste ne me dit rien des raisons pour lesquelles deux candidats se désistaient ainsi à la dernière minute, ce n’était pas à moi de le demander.
Je n’ai fait aucun commentaire, ça n’était pas mon problème. Mon travail consistait seulement à organiser l’opération sur le plan technique, à trouver les locaux, le personnel, etc.
Mais vous voyez, des opérations complexes, j’en ai monté quelques-unes, et de bien plus difficiles que celle-ci, et j’ai remarqué que c’est comme un organisme vivant, très fragile. C’est une chaîne dont tous les maillons se tiennent. Et quand, dans les minutes qui précèdent le démarrage, les petits dysfonctionnements commencent à s’accumuler, si j’en crois mon expérience, il faut souvent s’attendre au pire. On devrait toujours faire confiance à son intuition. Mais c’est le genre de chose qu’on se dit souvent trop tard.