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J’ai vu, de loin, M. Lacoste s’entretenir avec M. Dorfmann, le patron d’Exxyal-Europe. Il prenait l’attitude dégagée de ces gens qui vous annoncent une mauvaise nouvelle comme si ça n’avait aucune importance. M. Dorfmann était peut-être contrarié, mais il n’en laissa rien paraître. C’est un homme qui ne manque pas de sang-froid. Il m’a inspiré un peu de respect.

Un peu après 9 heures, l’interphone d’accueil m’a annoncé l’arrivée de deux personnes. Je suis descendu. Le grand hall de l’immeuble totalement désert offrait une vraie image de désolation, avec sa vingtaine d’immenses fauteuils et ces deux personnes seules, assises à plus de dix mètres l’une de l’autre et qui n’avaient même pas osé se saluer.

J’ai immédiatement reconnu M. Delambre. Tandis que je m’approchais de lui, j’ai remonté le film. Le flash-back s’est arrêté quelques jours plus tôt. Je sortais d’un rendez-vous avec M. Lacoste. J’étais sur le trottoir, j’allais repartir quand j’ai senti que quelqu’un m’observait. C’est une sensation très bizarre à laquelle des années d’exercices assez dangereux m’ont appris à être très attentif. Je peux même dire que cela m’a sauvé la vie à deux reprises. Alors, je me suis arrêté là où j’étais. Pour me donner une contenance, j’ai sorti un chewing-gum de ma poche et tandis que j’en retirais l’emballage, j’ai cherché mentalement l’endroit d’où l’on m’observait. Quand mon intuition est devenue une certitude, j’ai levé la tête rapidement. À l’angle du bâtiment d’en face, un homme m’examinait. Il a aussitôt fait mine d’être absorbé par sa montre, son téléphone portable qui, comme par hasard, a eu la bonne idée de sonner, il l’a saisi et en le collant à son oreille il s’est détourné, comme s’il était très préoccupé par cet appel. Il s’agissait de M. Delambre. Il devait être en repérage ce jour-là. Mais l’homme que j’avais aperçu furtivement sur le trottoir n’avait rien à voir avec celui que j’avais maintenant devant moi.

D’emblée, je l’ai trouvé nerveux au-delà du raisonnable.

Une vraie pile électrique.

Il avait le visage défait, presque livide. Il s’était sans doute coupé en se rasant et il avait une croûte d’un rouge assez déplaisant à la joue droite. Un tic nerveux faisait tressauter son œil gauche par intermittence et il avait les mains moites. Un seul de ces symptômes aurait été suffisant en soi pour deviner que cet homme n’était pas à sa place dans cette histoire et qu’il y avait peu de chances qu’il tienne jusqu’au bout.

Vous voyez, deux désistements coup sur coup, Mlle Zbikowski aux abonnés absents (M. Lacoste ne cessait de lui laisser des messages de plus en plus pressants), un candidat à la limite de l’infarctus… L’aventure risquait d’être bien plus périlleuse que prévu. Mais ça n’était pas mon affaire. Les lieux étaient conformes à la demande, convenablement équipés, les appareils fonctionnaient, mon équipe était bien entraînée. J’avais fait ma part et quelle que soit l’issue de leurs singeries, j’attendais le solde de mon compte. Le reste ne me concernait pas.

Néanmoins, comme il y avait eu une dimension « conseil » dans ma mission, j’ai préféré me mettre à couvert. Aussi, après avoir serré les mains de M. Delambre et de Mme Rivet… oui, pardon, de Mlle Rivet…, je leur ai demandé de patienter quelques instants. Je suis allé jusqu’au poste d’accueil et j’ai joint M. Lacoste par un poste intérieur pour lui expliquer la situation.

— M. Delambre me semble dans une très mauvaise condition physique. Je ne sais pas si c’est jouable.

M. Lacoste est resté un instant silencieux. Après la suite de déconvenues qu’il essuyait depuis notre arrivée, cette nouvelle a semblé lui en mettre un coup. Je me suis même dit que si M. Lacoste donnait à son tour des signes de faiblesse, ce serait la fin de la partie. Mais il s’est repris très vite.

— Comment ça, mauvaise condition ?

— Oui, je le trouve très nerveux.

— Nerveux, c’est normal ! Tout le monde est nerveux ! Moi aussi je suis nerveux !

Aux précédents symptômes sur la mauvaise santé de cette affaire, j’ai ajouté mentalement l’extrême tension dans la voix de M. Lacoste. Au sens propre du terme, il ne voulait rien entendre. L’affaire était lancée et ça avait beau ressembler au train fou de La Bête humaine, il ne voyait pas comment arrêter le mouvement sans se discréditer auprès de son client. Il faisait comme si ces problèmes n’étaient que des désagréments mineurs. J’ai fréquemment vu ça depuis que j’interviens pour les entreprises. Comme ce sont des machines lourdes, lorsqu’un projet a mobilisé des énergies, des budgets, du temps, on ne trouve pas le courage d’arrêter. On voit ça dans les campagnes de publicité, dans les opérations de marketing, dans les créations d’événements. Rétrospectivement, après qu’ils sont rentrés dans le mur, les responsables reconnaissent que les signes étaient là et qu’ils ont préféré ne pas les voir, mais généralement ils ne le disent qu’à eux-mêmes et n’en conviennent jamais à haute voix.

— On va gérer, m’a dit M. Lacoste d’un ton rassurant. Et d’ailleurs, rien ne dit que Delambre ne va pas finalement se révéler bien plus positif qu’on le croit.

Devant une telle volonté d’aveuglement, j’ai préféré m’abstenir.

À l’autre extrémité du hall, la silhouette tassée de M. Delambre ressemblait à une énorme boule d’angoisse prête à exploser. Hormis un fiasco technique (qui m’aurait mis en question), je ne voyais aucun danger à cette situation. Tout ça n’était guère qu’un jeu de rôle.

Oui… Si je veux être honnête jusqu’au bout, ça ne me déplaisait pas tant que ça de voir l’opération battre de l’aile. Ça m’amusait, plutôt. Enfin, au début. Vous comprenez, j’ai passé plus de vingt ans sur des théâtres d’opérations. J’ai risqué ma vie une bonne douzaine de fois et vu mourir pas mal de gens. Alors, une entreprise qui s’offre une prise d’otages virtuelle… Oui, je me doute bien que ça n’est pas pour rien, que cette opération était justifiée par des enjeux économiques considérables, mais, pour l’avoir montée techniquement de A à Z, je ne peux pas m’empêcher de voir le plaisir qu’ils y ont pris. Ces gens-là, M. Dorfmann et M. Lacoste, ont des responsabilités écrasantes, mais avec leur histoire de prise d’otages, ils s’amusaient quand même à se faire peur. On a d’ailleurs vu le résultat.

M. Lacoste nous a rejoints rapidement. Il était difficile de savoir si sa nervosité était simplement due à la situation ou si, comme moi, il sentait confusément que cette histoire était en train de partir en vrille. C’est un peu l’habitude chez les gens qui ont bien réussi dans la vie : ils ne doutent jamais d’eux, ils pensent toujours qu’ils parviendront à surmonter les difficultés. Ils se sentent invulnérables.

L’allure de M. Delambre tranchait avec celle, élancée et presque aérienne, de Mlle Rivet. Jolie femme. Elle portait un tailleur chiné gris qui mettait en valeur sa silhouette. En choisissant cet ensemble, pas de doute, elle savait ce qu’elle faisait. Tassé dans l’immense fauteuil d’accueil, M. Delambre me sembla terriblement vieux et usé. La bataille semblait inégale, mais ce n’était pas non plus un défilé de mode. C’était une épreuve dans laquelle il faudrait montrer de la compétence relationnelle et un vrai savoir-faire, et sur ce plan, M. Lacoste avait raison : M. Delambre conservait toutes ses chances. Arithmétiquement, elles avaient même doublé, puisqu’ils n’étaient plus que deux au lieu de quatre.