Les deux candidats se sont levés d’un seul mouvement. M. Lacoste a fait les présentations :
— Monsieur Delambre, mademoiselle Rivet… Et monsieur David Fontana, qui est le grand ordonnateur.
Un clignotant s’est toutefois allumé dans mon esprit : à la décontraction de la jeune femme, à l’insistance de M. Lacoste, à une certaine manière de se tenir, j’ai été certain qu’entre eux deux les choses étaient… comment dire… déjà bien engagées. Et je n’ai pas pu m’empêcher de plaindre M. Delambre, parce que si je ne me trompais pas, sa participation risquait bien de se réduire à de la figuration.
J’ai aussi remarqué que M. Delambre portait un attaché-case, alors que Mlle Rivet n’avait que son sac à main, ce qui accentuait encore leur différence. On avait l’impression que lui allait au travail et qu’elle en revenait.
— Nous ne sommes que deux ? a demandé M. Delambre.
La tonalité de sa voix a coupé M. Lacoste dans son élan. Elle exsudait l’angoisse. Une voix basse, très timbrée, complètement sous pression.
— Oui, a enfin répondu M. Lacoste, les autres se sont désistés. Vos chances sont d’autant plus élevées…
Ça n’a pas semblé plaire beaucoup à M. Delambre. C’est vrai que même si ça augmentait ses chances, ça paraissait bizarre, toute cette organisation pour seulement deux candidats. M. Lacoste a dû le sentir.
— Je ne veux pas être désagréable, a-t-il ajouté, mais l’essentiel de cette opération, ce n’est pas votre embauche !
Il fixait M. Delambre dans les yeux parce qu’il lui fallait reprendre la situation en main.
— À la veille d’une opération essentielle pour lui, notre client a besoin de tester cinq de ses cadres pour choisir le plus apte. Et c’est ça, le plus important. Il se trouve que cette évaluation doit se dérouler alors qu’il embauche un assistant RH et que la première mission d’un RH, c’est justement d’évaluer les personnels. Nous faisons simplement d’une pierre deux coups.
— Merci, j’avais compris ! a dit M. Delambre.
Il était difficile de savoir si son ton contenait de l’aigreur ou de la colère difficilement maîtrisée. J’ai pensé qu’il valait mieux faire diversion. J’ai embarqué les candidats et nous sommes montés à l’étage.
Nous sommes entrés dans la salle de réunion à 9 h 17 exactement. Oui, j’en suis certain. Dans mon métier, l’exactitude est indispensable. Avec l’expérience, j’ai même complètement intégré la mesure du temps, à n’importe quel instant de la journée, je peux vous dire l’heure exacte, à quelques minutes près. Mais là, en plus, j’avais l’œil sur la montre. La réunion était convoquée pour 10 heures, les cadres d’Exxyal-Europe arriveraient au moins dix à quinze minutes avant, il fallait que tout soit fin prêt pour ce moment-là.
J’ai présenté l’équipe à M. Delambre et à Mlle Rivet, en commençant par les deux acteurs qui joueraient le rôle des clients. Malik portait une grande djellaba de couleur claire et un keffieh violet à motifs géométriques. M. Renard portait un costume classique.
J’ai expliqué :
— Au début du jeu de rôle, Malik et M. Renard seront les clients que les cadres d’Exxyal-Europe sont invités à rencontrer. Malik sortira rapidement, M. Renard, lui, restera jusqu’à la fin.
Pendant cette présentation, je suis resté très attentif aux réactions des candidats, parce que M. André Renard n’est peut-être pas un acteur de renom, mais il y a quelques années, il a joué dans une publicité pour un produit ménager qui a connu un certain succès et je craignais que son visage n’apparaisse un peu familier aux joueurs. Mais M. Delambre et Mlle Rivet étaient déjà concentrés sur les trois membres du commando. Parce que, vous voyez, on a beau savoir que c’est un jeu de rôle, les combinaisons, les cagoules, les rangers noires et trois pistolets-mitrailleurs Uzi avec leurs chargeurs alignés sur une table, ça impressionne. D’autant que, sans me vanter, j’avais bien choisi mes collaborateurs. Kader, le chef du commando, a un visage calme et déterminé, et Yasmine sait prendre un air sévère qui peut faire peur. Ils ont tous les deux commencé leur carrière dans la police marocaine, ils sont efficaces et ça se voit. Quant à Mourad, malgré ses faiblesses, je l’avais retenu à cause de ses traits un peu grossiers : avec ses grosses joues mal rasées, il a un visage brutal tout à fait adapté à son rôle.
Tout le monde s’est salué d’un simple hochement de tête. Il régnait une ambiance assez lourde. C’est toujours comme ça dans les minutes qui précèdent le début d’une opération, ça peut être assez trompeur.
Je leur ai ensuite montré les trois salles, la salle de réunion où débuterait le jeu de rôle et où serait ensuite retenu le groupe d’otages et la salle d’interrogatoire où les cadres seraient appelés individuellement ou par paires si on voulait les opposer. Sur une petite table, un ordinateur portable ouvert était connecté à l’intranet du groupe Exxyal. Et enfin la salle d’observation d’où les deux candidats piloteraient les interrogatoires. Un moniteur leur renvoyait des images de la salle de réunion prises par deux caméras différentes et un autre, des images de la table de la salle d’interrogatoire. La dernière salle, qui permettrait à MM. Dorfmann et Lacoste de suivre l’opération, ne les concernait pas.
Puis M. Lacoste nous a laissés. On voyait qu’il avait des soucis. Je pense qu’il est allé rappeler Mlle Zbikowski une nouvelle fois, même si, vu l’heure, nous savions tous les deux qu’elle ne viendrait plus. Je ne savais pas ce qui s’était passé entre eux, mais il n’était pas difficile de constater qu’elle l’avait planté et que désormais, il faudrait qu’il se débrouille tout seul, sans assistante.
Mlle Rivet a tenté d’adresser un sourire à M. Delambre, manière sans doute de détendre l’atmosphère, mais il était bien trop anxieux pour y répondre. Ils se sont assis l’un à côté de l’autre et se sont tournés vers les écrans qui couvraient la salle de réunion.
M. Alexandre Dorfmann, le patron d’Exxyal-Europe, est arrivé à son tour. Je ne l’avais rencontré que lors de l’unique répétition, quelques jours plus tôt. Il s’était montré très attentif à mes recommandations, très docile, ce qui est une façon très efficace de manifester son autorité. Pour un homme de son âge, il est assez souple, il a vite appris à tomber convenablement.
Nous sommes allés dans la salle de repos afin que je l’équipe. Je lui ai rappelé les consignes, mais M. Dorfmann a été moins complaisant que le jour de la répétition. Entendre de nouveau des conseils l’énervait. J’ai écourté. Il a rapidement regagné la salle de réunion. Tout le monde était à cran.
Comme prévu dans le scénario, M. Renard s’est assis à sa droite. Il semblait se concentrer sur son rôle de client, tandis que Malik, à la droite de M. Renard, buvait à petites lampées un café très serré.
Et nous avons commencé à attendre.
26
Les caméras renvoyaient des images d’une netteté absolue. Sur le plan technique, j’étais satisfait.
M. Lacoste s’est installé avec un bloc juste derrière M. Delambre et Mlle Rivet. J’ai tiré une chaise à mon tour et je me suis contenté d’observer. J’étais un peu nerveux moi aussi. Pas à cause de l’enjeu, non, il n’y en avait aucun pour moi, mais parce que j’aime le travail bien fait. Et parce qu’il me restait un tiers du prix à percevoir à la fin de l’opération. La mission était très bien payée, il faut le reconnaître. Honnêtement, les jeux de rôle en entreprise autorisent des tarifs élevés, mais ça n’est pas très intéressant. Ça amuse les entreprises et les managers. Moi, je préfère des missions plus réelles.