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De toute manière, que la mission porte à conséquence ou pas, je suis toujours un peu nerveux au démarrage. Mais ce n’était rien à côté de M. Delambre. Il regardait les écrans avec fixité, comme s’il espérait y découvrir une signification cachée, et lorsqu’il passait d’un écran à l’autre, ce n’étaient pas ses yeux qui se déplaçaient, mais sa tête tout entière, un peu comme font les poules. Mlle Rivet semblait plus inquiète de la compagnie de son voisin que de l’épreuve elle-même. Elle l’observait à la dérobée comme, au restaurant, un voisin de table qui mange salement. M. Delambre, lui, ne paraissait pas la voir. Il agissait de façon mécanique. Comme je trouvais cette attitude un peu inquiétante (on peut être nerveux dans ce genre de circonstance, mais à ce point…), j’ai avancé le bras et j’ai touché son épaule pour lui demander si tout allait bien. Je n’avais pas achevé ma phrase qu’il avait déjà bondi comme si je l’avais touché avec un fil électrique.

— Hein ? Quoi ? a-t-il dit en se retournant brusquement.

— Tout va bien, monsieur Delambre ?

— Hein ? Oui, ça va…, m’a-t-il répondu, mais il était ailleurs.

C’est ça qui est terrible : dès ce moment, j’ai eu la confirmation que ça se passerait mal. Mon inquiétude était devenue une certitude. Mais je n’ai rien fait. Ça ne tournait pas rond dans la tête de M. Delambre. On pouvait annuler le test des candidats au poste RH sans annuler pour autant l’évaluation des cadres. Seulement, dans mon esprit, depuis le début, les deux opérations étaient liées et l’idée ne m’est pas venue. Et ensuite, tout est allé très vite.

À mesure qu’approchait le lancement de l’opération, Mlle Rivet semblait de moins en moins calme. En fait, depuis qu’elle avait vu les membres du commando et les armes noires et luisantes, elle était plus pâle — et elle ne savait pas qu’elle n’était pas au bout de ses peines. Je me suis levé pour leur montrer à tous deux comment utiliser le micro pour parler dans l’oreillette des différents membres du commando. M. Delambre répondait par des sortes de grognements, mais il comprenait bien ce qu’on lui disait parce qu’il a manœuvré les commandes correctement quand est venu son tour d’essayer.

Les cadres d’Exxyal sont arrivés peu à peu.

M. Lussay le premier, en compagnie de Mlle Tràn.

M. Maxime Lussay est juriste, et si vous voulez mon avis, ça tombe drôlement bien, parce que c’est exactement de quoi il a l’air. Tiré à quatre épingles, avec un fond de raideur dans chacun de ses mouvements. Même son œil semble se déplacer par saccades, comme s’il devait assurer d’abord sa position avant d’en changer. J’avais lu attentivement leurs dossiers et je me souvenais que M. Lussay était docteur en droit. Il a préparé et supervisé de nombreux contrats du groupe Exxyal.

Quant à Mlle Tràn, vous l’avez vue, c’est une commerciale, elle est très dynamique. Et même trop à mon avis. On la dirait un peu shootée. Elle marche avec assurance, elle se plante devant les gens, bien en face. On a l’impression que rien ne peut lui faire peur, mais que si vous traînez un peu, elle va terminer vos phrases avant vous. Avec son physique et son salaire à six chiffres, pour les hommes de son âge, elle doit être bien attirante.

Ces jeunes cadres, il suffisait de les voir entrer dans la salle de réunion pour mesurer à quel point ils étaient en phase avec leur époque. Dès qu’ils serraient une main, vous pouviez entendre leur message : « Nous sommes des gens dynamiques, productifs et heureux. »

Au fur et à mesure qu’ils arrivaient, les cadres d’Exxyal venaient saluer leur patron, M. Dorfmann, et il avait vis-à-vis d’eux cette attitude qu’on rencontre beaucoup dans les entreprises et que je trouve si ambiguë, cette sorte de familiarité. Du haut en bas de l’échelle, tout le monde est ami avec tout le monde, on s’appelle par les prénoms même quand on se vouvoie. Moi, je trouve que ça brouille les cartes. Dans cette ambiance-là, les gens finissent par penser que leur bureau est la succursale du bistro d’en face. J’ai fait une partie de ma carrière dans l’armée où là, les choses sont claires. On sait pourquoi on est là. Hormis les collègues, il n’y a que des chefs et des subordonnés, et quand vous rencontrez quelqu’un, vous êtes sûr qu’il est soit l’un, soit l’autre, au-dessus de vous ou en dessous. Dans les entreprises, c’est devenu plus compliqué. On joue au squash avec son patron, on fait du jogging avec son chef de service, et c’est sacrément trompeur. Si on n’y fait pas attention, on a l’impression qu’il n’y a plus de chefs et que seuls les tableurs contrôlent votre boulot. Sauf que tôt ou tard, il faut bien en revenir à la hiérarchie, c’est inévitable. Et c’est un problème : quand vous n’êtes pas assez performant aux yeux des tableurs et que vos supérieurs vous le reprochent, vous n’arrivez pas à leur en vouloir vraiment, parce que vous les confondez depuis trop longtemps avec des copains d’école.

Enfin, c’est mon avis.

Oui, donc, M. Dorfmann semblait trôner en bout de table et ses collaborateurs entraient et avant de se taper dans le dos mutuellement, ils passaient d’abord par la case Pouvoir, ils serraient la main de M. Dorfmann (et celles de M. Renard et de Malik, que M. Dorfmann présentait brièvement), après quoi ils allaient s’asseoir.

Dans la salle d’observation où nous étions, chaque fois qu’un cadre arrivait, M. Lacoste le nommait par son nom et précisait à Mlle Rivet et à M. Delambre qui il était sur la liste qui leur avait été remise. Il disait par exemple : « Maxime Lussay, c’est le “Docteur en droit — trente-cinq ans — service juridique” » ou : « Virginie Tràn : “trente-cinq ans — Centrale et HEC–Ingénieur commercial.” »

M. Delambre avait bien préparé son affaire. Il avait des fiches pour chacun et il prenait pas mal de notes, sur leur comportement je suppose, mais sa main tremblait et je me demandais s’il arriverait à se relire quand il en aurait besoin. Mlle Rivet avait une méthode plus légère, elle travaillait directement sur le document qui lui avait été envoyé et se contentait de marquer d’une croix dans la marge le nom des gens qui arrivaient. Ça donnait le sentiment qu’elle n’avait pas sérieusement préparé.

À quelques minutes de distance, sont arrivés M. Jean-Marc Guéneau et M. Paul Cousin.

Le premier est économiste et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est content de lui. Il marche avec un air avantageux, la poitrine en avant. On sent l’homme que le doute n’envahit pas tous les jours. Son strabisme divergent est assez gênant, on ne sait jamais quel œil est le bon.

Son voisin de table, M. Paul Cousin, semblait presque son antithèse. Il a une très grosse tête et il est d’une maigreur à faire peur. On dirait un jésuite brûlé par la foi. Une batterie de diplômes d’ingénieur, toute une partie de sa carrière dans le golfe Persique, un retour au siège quatre ans plus tôt avec des responsabilités écrasantes. Le roi de la technique, l’empereur du forage.

Mme Camberlin a une cinquantaine d’années, elle est chef de projet. Elle est suffisamment sûre d’elle pour se permettre d’arriver la dernière.

M. Dorfmann semblait pressé d’en venir au fait.

Il a tapé du bout des doigts sur la table puis il s’est tourné vers M. Renard et vers Malik.