Je m’avance vers le micro et je demande :
— Mourad, vous les placez en rond comme prévu, s’il vous plaît.
Mourad, pendant que je lui parlais, a plaqué sa main en coquille sur son oreille comme s’il allait chanter.
Il fait oui de la tête. Dans le vide. Puis il se met en route. L’oreillette tombe.
— Bon, dit-il.
Six paires d’yeux inquiets sont instantanément braquées sur lui et fixent l’oreillette qui se balance bêtement au bout de son fil.
— On va, euh…, dit Mourad. On va changer. La position. On va la changer.
Le message n’apparaît pas très clairement. Je m’en doutais un peu, même aux répétitions, il n’avait pas été fameux. Je l’avais engagé sur son physique mais en réduisant le plus possible ses interventions, parce que ce garçon n’est pas vraiment lumineux. Il est cousin avec Kader, et comme il s’agit d’un jeu de rôle — pour une opération réelle je n’aurais même pas consacré trois secondes à son CV —, j’ai cédé. En fait, je dois l’avouer, ce garçon m’amusait un peu. Mais là, je dois reconnaître qu’il s’est surpassé. Si la situation n’avait pas été aussi tendue, on en aurait ri, mais évidemment, dans la circonstance, chacun s’est contenté de le regarder avec inquiétude.
Les otages ont bien saisi qu’ils devaient agir, mais cette histoire de position laisse tout le monde perplexe. Mme Camberlin regarde Mlle Tràn, qui scrute M. Cousin. M. Renard a cessé ses prières. M. Lussay renifle et dévisage M. Guéneau. Nul ne sait ce qui va se passer.
— Alors, dit Mourad, vous.
Il tend le doigt vers Paul Cousin, qui se redresse aussitôt. Face à l’adversité, c’est son truc, ça, se redresser. Je me dis que celui-là sera coriace.
— Vous allez venir là, dit Mourad. (Il désigne la place de Mme Camberlin.) Comme ça, vous (il montre M. Renard), vous allez passer ici (c’est une place située quelque part entre Mme Camberlin et Mlle Tràn), à côté de vous (il pointe M. Guéneau), et vous (à Mlle Tràn), vous allez vous mettre ici (cette fois le geste est imprécis, ça doit se situer près de Mme Camberlin, on ne sait pas trop). Et vous, euh… (M. Lussay est pendu à ses lèvres), eh ben, vous, ici. (Il a pointé son doigt à ses pieds.) Mais en rond ! ajoute-t-il pour faire bonne mesure.
Les otages ne se sentent pas menacés. Mourad a expliqué son projet sans violence, laborieusement et même avec un certain plaisir. Du ton d’un gourmand qui choisirait des pâtisseries dans une vitrine. D’ailleurs, maintenant qu’il a fini, il semble plutôt content. Sauf que personne ne bouge. À la décharge des otages, même moi, qui suis pourtant l’auteur de la configuration désirée, je n’ai rien saisi non plus.
— Allez, on le fait ! dit Mourad de l’air le plus engageant qu’il puisse trouver.
Mais vous comprenez, quand un type comme Mourad essaye de prendre un air encourageant alors qu’il porte un fusil-mitrailleur en bandoulière, le canon vaguement pointé devant lui, ça perd forcément de son caractère convivial. Aussi, malgré l’allant qu’il y a mis, la phrase reste sans effet. Chacun hésite.
Alors M. Cousin se décide. C’est à ce genre de détail qu’on voit les caractères. Personne ne savait quoi faire. M. Cousin est passé à l’acte. Rétrospectivement… mais nous n’en sommes pas encore là.
M. Cousin donc s’avance et se rend vers l’espace qui lui a été désigné, Mlle Tràn fait mouvement à son tour, suivie de M. Guéneau. Mme Camberlin se lève ensuite et se dirige sur sa droite, M. Renard va sur sa gauche puis tout le monde s’arrête, indécis. M. Lussay se heurte à M. Cousin, qui le renvoie sur Mme Camberlin.
Mourad est déçu. Il pensait pourtant avoir clairement exprimé son projet.
Il fait alors une chose inouïe. Je vous assure, ce garçon était très surprenant : il pose son Uzi au sol et il s’approche des otages. Il prend Mme Camberlin par les épaules, en regardant le sol comme s’il suivait des marques tracées sur la moquette. On aurait dit qu’il suivait avec application un cours de tango et qu’il avait invité Mme Camberlin pour la mise en application. Il la pousse d’un mètre et dit : « Là. » Il est tellement à sa tâche qu’il ne lui vient pas à l’idée que les otages pourraient en profiter, se ruer sur sa mitraillette, la saisir, l’attaquer. Mlle Tràn, le corps tendu à l’extrême, fait un pas en direction de l’arme… Je sens comme un glaçon me descendre le long de la colonne vertébrale. Mais Mourad vient de se retourner. Toujours à son affaire, il prend M. Renard par les épaules et l’installe un peu plus loin, puis vient le tour de Mlle Tràn, de M. Lussay, M. Guéneau et M. Cousin. Les otages sont placés en un large demi-cercle, dos à dos. Ils sont séparés d’un mètre environ. Aucun d’eux ne se trouve face à la porte.
— Asseyez-vous.
Après quoi, Mourad reprend son arme.
— C’est bien comme ça, lâche-t-il d’un ton satisfait.
Et il se tourne vers l’objectif, comme si la caméra pouvait le féliciter pour sa brillante manœuvre.
Puis les otages entendent la porte s’ouvrir et se refermer.
Le silence s’installe. Deux ou trois minutes s’écoulent.
Mlle Tràn risque enfin un regard sur le côté.
— Il est sorti, dit-elle d’une voix blanche.
28
— J’ai… j’ai un téléphone…
Tout le monde se retourne.
M. Renard tourne la tête vers les autres. Son visage est très blanc. Il avale sa salive à plusieurs reprises.
— C’est à ma femme, je m’en rappelais pas…, dit-il avec stupéfaction.
Il plonge sa main droite dans une de ses poches intérieures et en ressort un téléphone portable, très petit.
— J’ai… Ils l’ont pas vu…
Et il considère avec incrédulité le cellulaire posé à plat dans sa paume.
La nouvelle fait l’effet d’une bombe.
— Vous allez nous faire tuer, connard ! crie M. Guéneau, hors de lui.
— Calme-toi, tente Mme Camberlin.
Air ahuri de M. Renard, dont le regard passe de son téléphone au visage de ses interlocuteurs.
— Ils nous regardent, ajoute M. Lussay les lèvres serrées, la voix contenue.
D’un discret mouvement de menton, il désigne l’angle de la pièce en haut de laquelle est fixée une petite caméra noire. Chacun tourne alors la tête vers le plafond, qui à droite, qui à gauche.
— Quand ça clignote en rouge, c’est que ça ne marche pas, dit Mlle Tràn avec assurance.
— On peut pas en être sûrs, répond M. Lussay.
— Si ! Quand ça marche, c’est la lumière verte, quand c’est la lumière rouge, c’est que ça n’est pas en service, assène Mlle Tràn.
Dans sa façon de s’exprimer, il y a plus que de l’agacement, on dirait déjà de la haine.
— Ces caméras, coupe Mme Camberlin, elles n’ont pas le son. Ils ne peuvent pas nous entendre.
Seul M. Cousin n’a rien dit. Il est toujours droit comme un I. Rigidité cadavérique. Inflexible.
— Bon, je fais quoi ? demande M. Renard.
Il chevrote à la perfection. Il joue remarquablement son rôle. Après la triste prestation de Mourad, je trouve ça revigorant.
— Il faut appeler les flics, dit Mme Camberlin, qui tente de se donner de l’assurance.
— Il faut leur donner à eux ! hurle M. Guéneau.