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Confusion sur la ligne, personne ne sait ce qui peut se passer.

C’est une autre femme qui intervient maintenant, plus âgée.

— Alain ? dit-elle. C’est Nicole.

M. Delambre est littéralement cloué sur place.

La femme pleure abondamment et s’étrangle sans vraiment parvenir à parler. On n’entend guère que ses sanglots. Et cela nous fait un effet troublant parce que cette femme ne pleure pas sur notre sort mais sur celui de l’homme dont nous sommes prisonniers et qui nous menace de mort depuis plus d’une heure.

— Alain, dit-elle. Je t’en supplie… réponds-moi.

Cette voix, ces mots, ont sur M. Delambre un effet foudroyant. Il dit simplement, très bas :

— Nicole… Je te demande pardon.

Simplement cela.

Rien d’autre.

Après quoi il raccroche, il attrape le tiroir dans lequel ont été entreposés nos téléphones, nos montres. Puis il s’approche de la fenêtre, en soulève le store et lance tout le contenu par la fenêtre. D’un seul geste. Tout à la fois. Je ne sais pas pourquoi il fait ça, je vous assure, c’est très étonnant. En tout cas la réplique ne s’est pas fait attendre.

La première balle lui passe à quelques millimètres de l’épaule droite, la seconde traverse l’espace à l’endroit où se trouvait sa tête la seconde précédente. Il tombe au sol et se tourne aussitôt vers nous, l’arme tendue à bout de bras. Et il fait bien parce que Yasmine est déjà debout, prête à bondir.

— Couchez-vous ! lui crie-t-il.

Yasmine obéit. M. Delambre rampe et se relève quelques mètres plus loin. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et se retourne vers nous.

— Vous pouvez partir, dit-il. C’est fini.

Étonnement général.

Il vient de dire « c’est fini », personne n’y croit.

M. Delambre demeure quelques secondes ainsi, la bouche entrouverte. Il a raison, c’est fini. Je pense qu’il a envie de nous parler mais il n’y parvient pas, les mots restent dans sa tête. Le téléphone continue de sonner. Il ne fait pas un geste pour décrocher.

Il se retourne et il sort.

Le dernier bruit qui nous parvient de lui est celui de la serrure qu’il actionne depuis le couloir.

Nous sommes enfermés.

Nous sommes libres.

Ce que fut cet instant est difficile à décrire. Tous les otages se levèrent pour se précipiter aux fenêtres. Une fois qu’ils eurent arraché les stores, il nous fallut de l’énergie et de la persuasion, mon équipe et moi, pour les empêcher d’enjamber le rebord et de sauter. C’était une belle panique.

Du parking, en voyant subitement les otages agglutinés aux fenêtres, les policiers ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait. Le négociateur appela sur la ligne intérieure. C’est Yasmine qui répondit et qui indiqua aux policiers ce que semblait être la situation, parce qu’on ne pouvait pas être certains que M. Delambre n’allait pas revenir sur sa décision. C’était encore très incertain et je partageais l’inquiétude des policiers. On ne savait pas, par exemple, où il se trouvait exactement avec son pistolet et ses deux chargeurs pleins. Avait-il réellement renoncé ? N’était-il pas plutôt en embuscade quelque part dans le bâtiment ?

Kader se donnait du mal pour calmer M. Lussay, Mme Camberlin, M. Guéneau. M. Renard était le plus excité. Il hurlait : « Venez nous chercher ! Venez nous chercher ! » et Yasmine ne trouva aucune autre solution que de lui retourner deux gifles sonnantes qui eurent pour effet de l’assagir instantanément.

Claudiquant comme je le pouvais, j’ai rejoint le téléphone et je me suis présenté. J’ai eu une brève conversation avec le capitaine du Raid.

Une dizaine de minutes plus tard, les échelles étaient dressées le long de la paroi extérieure de l’immeuble. Deux équipes du Raid équipées de gilets pare-balles, de casques et de fusils à lunette montèrent aussitôt. La première assura notre protection tandis que la seconde ouvrait les portes intérieures pour donner accès aux autres équipes, qui partirent immédiatement à la recherche de M. Delambre.

Quelques secondes plus tard, nous étions tous sur le parking, revêtus de couvertures argentées…

Voilà à peu près ce que j’ai expliqué aux policiers et répété au juge.

Il paraît que M. Delambre avait posé son arme et les deux chargeurs par terre sur le seuil du bureau où il s’était enfermé. L’équipe du Raid l’a trouvé prostré au pied d’un bureau, la tête enfoncée entre les genoux, les mains sur la nuque.

Il n’a opposé aucune résistance.

Je dois avoir à mon actif une bonne douzaine d’opérations plus compliquées et plus dangereuses que celle-ci. Kader, Yasmine et moi en avons assuré un débriefing très complet dès le lendemain, parce que aucune opération n’est dépourvue d’enseignement, qu’il faut toujours se repasser le film au ralenti, image par image, pour tirer de chaque détail, même le plus anodin, de quoi nourrir notre expérience, qui est notre gagne-pain. Après quoi, chacun part vers une nouvelle destination, une autre mission.

Mais cette fois, ça ne marche pas comme ça.

Les images de cette demi-journée défilent en boucle dans ma tête, comme si elles contenaient un message subliminal qui m’avait échappé.

Je me dis que c’est idiot et je passe à autre chose, mais rien n’y fait, au fil des jours les images me reviennent.

Toujours les mêmes.

Nous sommes sur le parking. Il règne une atmosphère de soulagement. L’équipe du Raid qui a déniché M. Delambre dans un bureau a appelé les agents postés sur le parking pour signaler la fin de l’opération. Ma jambe fait l’objet de soins attentifs. Les ambulanciers nous entourent. Le capitaine du Raid vient me serrer la main. Nous échangeons quelques propos de circonstance.

De ma place, je vois les otages libérés. Chacun réagit en fonction de son tempérament. M. Guéneau porte de nouveau son costume, qui est dans un état effroyable, Mlle Tràn s’est déjà refait une beauté, Mme Camberlin a elle aussi retrouvé ses couleurs et effacé les traces de maquillage qui maculaient ses joues quelques minutes seulement auparavant. Ils sont tous en cercle autour de M. Dorfmann, qui répond à leurs questions en souriant. L’autorité n’a pas eu besoin de beaucoup de temps pour reprendre sa place. Il semble même que les otages en ont besoin, comme d’un repère vital. Ce qui est extraordinaire, c’est que personne ne va en vouloir au patron d’Exxyal-Europe d’avoir organisé ce jeu de rôle aussi cruel que violent. Au contraire, tout le monde a l’air de trouver l’idée particulièrement féconde. Ceux qui ont bien réagi parce qu’ils pensent qu’on leur en donnera crédit, les autres pour faire oublier leurs faiblesses. Décidément, la vie reprend son cours à une vitesse stupéfiante. L’immense silhouette de M. Cousin se détache nettement sur les autres. Le résultat est visible : il est l’homme de la situation, celui qui a incarné le courage collectif, il est le grand gagnant de la journée. Il ne sourit pas. Il ressemble à un candidat à qui on vient d’annoncer son élection et qui fait mine de ne pas y prêter trop d’attention pour bien montrer la supériorité de son mental. Mais il suffit de voir la place qu’il occupe auprès de M. Dorfmann et de mesurer le cercle invisible et respectueux que font autour de lui ses collègues qui, il y a moins de trois heures, devaient le mépriser, pour comprendre qu’il est l’indiscutable vainqueur de cette épreuve. Son billet pour la raffinerie de Sarqueville ne fait de doute pour personne.

M. Lacoste est déjà au téléphone. Réflexe d’espèce, sans doute. Il parle avec animation. Je pense qu’il a du pain sur la planche. Il va devoir affronter son client, M. Dorfmann, et je lui souhaite bonne chance…