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Un peu plus loin, M. Renard explique déjà à la presse, avec des gestes mesurés et d’autant plus expressifs, les conditions de notre incarcération puis de notre libération. C’est son plus beau rôle. Je crois que M. Renard peut mourir ce soir dans son lit, heureux.

Les gyrophares tournent lentement, les moteurs des véhicules ronronnent, assurant à l’ensemble de la scène un caractère apaisant de fin de crise.

Voilà ce dont je me souviens.

Et de deux femmes aussi, que je ne connais pas. Mère et fille. L’épouse de M. Delambre est une très jolie femme. Je veux dire, très charmante. Sa fille, une trentaine d’années, a passé son bras autour des épaules de sa mère. Ni l’une ni l’autre ne pleurent. Elles scrutent les portes du bâtiment avec anxiété. On leur a annoncé que M. Delambre avait été interpellé sans résistance et qu’il n’était pas blessé. Arrive une troisième femme, d’une trentaine d’années elle aussi. Bien que très joli, son visage épouvanté est marqué et vieilli. Les trois femmes se pressent les mains lorsque l’équipe du Raid sort avec M. Delambre.

Voilà, ce sont les images qui me reviennent régulièrement.

Je suis chez moi. Seul. Tout cela s’est déroulé il y a près de six semaines.

Nous sommes mardi. J’ai du travail, rien de pressant.

Yasmine m’a appelé avant-hier de Géorgie pour prendre des nouvelles. Elle m’a demandé si je continuais à « ruminer » cette histoire. En riant, je l’ai assurée qu’évidemment non, mais ce n’est pas vrai. Ce matin encore, tandis que je sirotais mon café face aux grands arbres du square, j’ai revu la sortie de M. Delambre.

C’est drôle parfois la manière dont ça s’enchaîne.

Il était 10 heures du matin. Je revoyais les agents du Raid emportant M. Delambre.

Dès qu’ils l’ont ceinturé, dans la salle d’interrogatoire, ils l’ont enfermé dans une sorte de camisole de force en tissu noir. C’est un système que je ne connaissais pas. Le capitaine Prungnaud m’a expliqué que c’était très pratique. Bref, M. Delambre était emmailloté là-dedans et porté comme dans une sorte de hamac. Il était sur le dos. Les flics du Raid le tenaient suspendu par quatre courroies, ce qui balançait son corps au rythme de leur course énergique pour gagner le véhicule où ils allaient l’installer pour le transporter. On ne voyait que son visage. Il est passé à quelques mètres des trois femmes, qui se mirent à pleurer en le voyant dans cette position. Sa femme a esquissé vers lui un geste inutile. Son passage devant nous n’a duré qu’une seconde tellement les flics du Raid couraient vite.

Voilà ce qui continue de m’intriguer depuis la fin de cette histoire.

C’est son regard.

C’est ça qui restait en suspension dans mon esprit depuis toutes ces semaines. Ce visage presque impassible. Rien de notable pour quiconque. C’était même compréhensible qu’après toute cette aventure, M. Delambre présente enfin un visage ainsi reposé, soulagé.

Mais c’est la façon dont il m’a regardé quand il est passé devant moi. Ça a duré une fraction de seconde. Ce n’était pas le perdant, le vaincu auquel je m’attendais.

Il a soutenu mon regard très clairement.

C’était un regard de vainqueur.

Et en dessous, on aurait juré une sorte de sourire.

L’image est ténue mais elle est là.

M. Delambre a quitté la scène avec la satisfaction de la victoire et un sourire infinitésimal qui ressemblait… à un clin d’œil.

C’est dingue…

Je me repasse le film.

Maintenant que j’ai mis le doigt sur le bon souvenir, je revois nettement son visage. Ce sourire, ce n’est pas l’ultime revanche du perdant.

C’est le sourire d’un gagnant.

L’image est là.

Flash-back, je repasse le film à l’envers. Le Raid débarque en lançant des fumigènes. Avant, les otages se pressent pour passer par la fenêtre. Avant encore, M. Delambre dit : « C’est fini. »

Merde.

M. Delambre est seul dans la salle où il attend qu’on vienne l’arrêter. L’équipe du Raid l’a trouvé prostré au pied d’un bureau, la tête enfoncée entre les genoux, les mains sur la nuque.

C’est pour ça que je souligne la coïncidence. Parce que c’est exactement au moment où j’ai compris ça que le téléphone a sonné.

C’était M. Dorfmann, le patron d’Exxyal-Europe.

Je n’avais encore jamais parlé au téléphone avec lui. Il était le client final. Mon unique interlocuteur était mon patron, c’est-à-dire M. Lacoste. C’est d’ailleurs ce que j’ai tenté de lui dire.

— Il n’y a plus de Lacoste.

Le ton était direct. Comme vous l’avez sans doute remarqué, M. Dorfmann n’est pas très habitué à la contradiction.

— Monsieur Fontana, accepteriez-vous une nouvelle mission dans la logique de celle qui vous a été confiée ?

— Sur le principe, oui. C’est une question de…

— L’argent n’est pas un problème ! m’a-t-il coupé avec agacement.

Après un temps, M. Dorfmann a simplement complété :

— Voyez-vous, monsieur Fontana, nous avons… un très gros problème.

Du coup, comme je venais juste de le comprendre moi-même, j’ai répondu très tranquillement :

— Ça ne m’étonne pas du tout. Sauf votre respect, monsieur, j’ai bien l’impression qu’on s’est fait baiser. Et dans les grandes largeurs.

Silence.

Puis :

— On peut dire ça comme ça, en effet, a conclu M. Dorfmann.

APRÈS

33

Pour trouver un job, je croyais que j’étais prêt à tout, mais c’était sans penser à la prison.

J’ai tout de suite vu que je n’avais aucune des qualités génétiques nécessaires pour survivre dans un pareil endroit. Dans la généalogie darwinienne de l’adaptation au milieu carcéral, je suis tout en bas de l’échelle. Il y en a d’autres comme moi, qui ont atterri ici par hasard, par accident ou par connerie (moi, c’est les trois) et qui se débattent dans l’anxiété la plus complète. C’est comme s’ils se baladaient avec un panneau indiquant : « Proie idéale : servez-vous ! » C’est parmi ces victimes du « choc carcéral » qu’on recrute les premiers suicidés.

Il suffit de faire un pas hors de sa cellule pour comprendre à quelle strate sociale on appartient : moi, je fais partie du groupe de ceux qui prennent immédiatement un coup de poing dans la gueule et qui se font piquer tout ce que l’administration ne leur a pas déjà pris. Je n’ai même pas eu le temps de voir venir le type : je me suis retrouvé par terre, le nez explosé. Il s’est penché sur moi, il a pris ma montre, mon alliance, il est ensuite rentré dans ma cellule et il a raflé tout ce qui l’intéressait. En me relevant, je me suis dit qu’en fait ma dernière conversation avec Mehmet avait très bien préfiguré ma nouvelle vie, mais avec deux différences notables : d’abord, la victoire avait changé de camp, ensuite le nombre de Mehmet potentiels était vraiment très élevé pour un seul homme. Le combat ne commençait pas à mon avantage. Tous les autres me regardaient, les bras croisés. L’humiliant, ça n’était pas seulement d’en prendre plein la gueule comme ça, dès le premier pas ; d’une certaine façon, c’est ce qui m’arrive en permanence depuis mon premier jour de chômage. Non, l’humiliant, c’était d’être victime d’un événement prévisible pour tout le monde, sauf pour moi. Le gars qui a pillé tout ce que j’ai a simplement été le plus rapide de tous ceux qui m’attendaient. Il m’a fait comprendre en quelques instants que ce lieu est un zoo, que désormais tout va être un combat.