Depuis que je suis ici, j’ai vu arriver une trentaine de nouveaux prisonniers, les seuls qui savent y échapper sont les récidivistes. Être un débutant à mon âge ne m’a pas consolé. Je remarque d’ailleurs qu’ensuite, j’ai fait comme les autres : j’ai croisé les bras en assistant au spectacle.
Nicole est venue me voir dès le début de mon incarcération. Mon nez ressemblait à un groin de cochon. Nous faisions assez « couple paradoxal », parce que Nicole au contraire s’était faite jolie comme un cœur, elle s’était bien maquillée, elle avait mis la robe imprimée qui se croise devant et que j’adore parce que je tirais toujours sur la petite cordelette… bref, elle voulait me montrer de la confiance, du désir, elle voulait me faire du bien, dispenser un calme que les circonstances démentaient complètement mais qu’elle estimait nécessaire pour entamer la période qui s’ouvrait. Quand elle a vu ma tête, elle a fait comme si tout était normal. Et elle avait du mérite parce que l’infirmier, qui n’est pas un délicat, venait juste de renouveler mes pansements. L’hémorragie avait aussitôt repris, j’avais un gros tampon de coton dans chaque narine, je devais respirer par la bouche et la cicatrice qui courait sous les deux points de suture était encore recouverte de sang coagulé. J’avais aussi un peu de mal à ouvrir l’œil droit, la paupière avait triplé de volume. La pommade cicatrisante était d’un jaune pisseux et elle brillait sous les néons.
Donc, Nicole s’assoit en face de moi, elle me sourit. Elle ravale instantanément la question « Comment vas-tu ? » et commence à me parler des filles en fixant un point imaginaire quelque part au milieu de mon front, elle parle de la maison, de détails quotidiens, et au bout de quelques minutes, les larmes se mettent à ruisseler silencieusement le long de ses joues. Elle continue de parler comme si elle ne s’en rendait pas compte. Enfin les mots s’étranglent dans sa gorge, et comme elle pense qu’elle se montre faible alors que j’ai besoin de sa force, elle dit : « Pardon », simplement, comme ça, « pardon » et elle baisse la tête, anéantie par l’ampleur de la catastrophe. Elle se décide à sortir un mouchoir de son sac, dans lequel elle fourrage interminablement. Nous avons tous les deux baissé la tête, vaincus.
Je réalise que c’est la première fois que nous sommes séparés à ce point-là depuis que nous nous connaissons.
Vraiment, ce « pardon » de Nicole ne me laisse pas l’âme en repos parce que pour elle, la période est très difficile et que ça ne fait que commencer. Il y a des tas de paperasses, les emmerdements pleuvent. Je lui dis qu’elle ne doit pas se sentir obligée de venir me voir, mais elle répond :
— Déjà que je dois dormir sans toi…
Entendre ça me suffoque littéralement.
Et puis malgré tout, quand elle a réussi à reprendre ses esprits, à surmonter sa détresse, Nicole a voulu me poser des questions. Il y a tant de choses qu’elle ne comprend pas. Que m’est-il arrivé ? Physiquement, je ne ressemble plus à son mari et mes actes non plus ne ressemblent pas à ceux de l’homme qu’elle a perdu.
Qu’est-ce que je suis devenu ? Voilà sa question.
C’est un peu comme dans les accidents, son cerveau se connecte à des détails secondaires. Elle est impressionnée.
— Comment tu as trouvé une arme avec de vraies balles ?
— Je l’ai achetée.
Elle voudrait me demander où, combien, comment, mais elle en vient très vite à sa vraie question :
— Tu voulais tuer des gens, Alain ?
Là, c’est difficile, parce que oui, je crois que oui. Je réponds :
— Mais non, pas du tout…
Évidemment, Nicole ne croit pas un mot de ce que je dis.
— Alors pourquoi tu l’as achetée ?
J’ai l’impression que ce pistolet va rester entre nous pendant un bon bout de temps.
Nicole se remet à pleurer, mais cette fois, elle ne tente pas de s’en cacher. Elle me tend les mains, saisit les miennes et je ne peux plus cacher l’évidence : mon alliance a disparu. Notre anneau de mariage a certainement déjà été échangé contre une pipe par un jeune prostitué qui va le porter à l’oreille pendant quelques jours, jusqu’au moment où il va l’échanger contre de la beu, des doses de Subutex ou du méthanol… Nicole ne dit rien, elle enregistre l’information dans la colonne qui servira un jour à évaluer le montant de nos pertes communes. Et peut-être le bilan de notre faillite.
Je sais bien que brûle sur ses lèvres la seule question qu’elle ne me posera jamais : Pourquoi m’as-tu abandonnée ?
Mais chronologiquement, la toute première visite a été celle de Lucie. Normal. Les flics me placent en garde à vue et me demandent si j’ai un avocat, je dis Lucie. Elle est d’ailleurs prête à venir. Depuis mon arrestation par le Raid, elle sait que c’est elle que j’appellerai en premier. Elle me serre dans ses bras, veut savoir comment je vais, pas un mot de jugement, pas un mot de critique, c’est un gros soulagement. C’est pour ça que même si elle avait été avocate, je n’aurais pas appelé sa sœur.
Les flics nous ont installés dans une petite pièce et le temps nous est compté. On écourte les effusions pour ne pas risquer d’être débordés l’un et l’autre par les émotions et j’interroge Lucie sur la suite des opérations, comment ça va se passer. Elle m’explique les grandes lignes de la procédure et quand elle comprend le malentendu, elle réagit immédiatement :
— Ah non ! Ça, papa, c’est impossible !
— Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, même : je suis en prison et j’ai une fille avocate, c’est la logique même !
— Je suis avocate, mais je ne peux pas être ton avocate !
— Pourquoi, c’est interdit ?
— Non, ça n’est pas interdit, mais…
— Mais quoi ?
Lucie m’adresse un sourire très gentil qui me rappelle sa mère, ce qui, dans les circonstances présentes, me déprime totalement.
— Écoute, me dit-elle le plus posément possible, ce que tu as fait là, papa, je ne sais pas si tu t’en rends bien compte, mais c’est très… préoccupant.
Elle me dit ça comme si j’étais un môme. Je fais semblant de ne pas le voir parce que je pense qu’à ce stade de la conversation, c’est une réaction normale de sa part.
— Je ne sais pas comment le juge va qualifier les faits. Il y a au moins « séquestration sans libération volontaire », peut-être « aggravée », et comme tu as tiré sur la police…
— Je n’ai pas tiré sur la police, j’ai tiré dans les fenêtres !
— Oui, c’est possible, mais derrière les fenêtres, il y avait la police et ça s’appelle « violences avec arme sur personne dépositaire de l’autorité publique ».
Quand on ne connaît rien au droit, cette expression fait instantanément peur. La seule vraie question qui se pose :
— Et ça va chercher dans les combien ? Au maximum…?
Ma gorge est sèche, ma langue est sèche, j’ai l’impression que mes cordes vocales vibrent sur du papier de verre. Lucie me fixe un instant. C’est elle qui a la tâche la plus difficile, celle de me faire entrer dans l’épreuve de réalité. Et elle le fait très bien. Ma fille est une sacrée bonne avocate. Elle articule, elle parle lentement.
— Ce que tu as fait, c’est quasiment ce qu’il y a de plus grave : la peine maximale, papa… C’est trente ans de réclusion.