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Jusqu’à présent ce chiffre était une hypothèse. Dans la bouche de Lucie, il acquiert une réalité folle.

— Et avec les remises de peine…?

Lucie soupire.

— On n’en est vraiment pas là, je t’assure…

Trente ans ! Cette perspective m’a démoli, elle le voit bien. Déjà que je suis dans un triste état. Cette confirmation m’achève. Je dois être tout tassé sur ma chaise et je n’arrive pas à me contrôler, je me mets à pleurer. Je sais qu’il ne faut pas, parce que les vieux qui pleurent, c’est ce qu’il y a de plus obscène, mais c’est plus fort que moi.

Avant de me lancer dans la bagarre, deux jours avant la prise d’otages, j’ai dû consacrer, en tout et pour tout, moins d’une heure à mesurer les risques judiciaires. J’ai ouvert et consulté deux ou trois livres de droit, j’ai lu distraitement, j’étais sous l’emprise d’une colère folle. Je savais que je me lançais dans quelque chose d’éperdu, mais les conséquences étaient beaucoup plus abstraites que ma haine.

Je vais mourir ici, voilà ce que je me dis maintenant.

Et il suffit de regarder Lucie pour voir qu’elle pense comme moi. Même la moitié de cette peine, même quinze ans, c’est impossible à penser. Je vais sortir à quoi, soixante-quinze, quatre-vingts ans ?

Même si j’arrive à ne plus me faire démonter le portrait deux fois par mois, c’est impossible.

Je pleure comme une madeleine. Lucie avale sa salive.

— On va se battre, papa. D’abord, c’est la peine maximale et rien ne dit que le jury va…

— Quoi, le jury ? C’est pas un juge ?

— Mais non, papa.

Elle est effarée de ma méconnaissance.

— Ce que tu as fait, ça relève des assises.

— Les assises ? Mais je ne suis pas un assassin ! Je n’ai tué personne !

Mes larmes sont ridicules, mêlées à l’indignation. La situation, pour Lucie, devient assez compliquée.

— C’est pour ça qu’il te faut un spécialiste. Je me suis renseignée et j’ai tr…

— Je n’ai pas les moyens de me payer un spécialiste.

— On va trouver l’argent.

Je m’essuie le visage d’un revers de main.

— Ah oui ? Et où ça ? Tiens, une idée : on va demander à Mathilde et à Gregory de nous passer ce que je leur ai laissé !

Vexée, Lucie. J’enchaîne.

— Laisse tomber. C’est pas grave, je me défendrai moi-même.

— N’y pense même pas ! La naïveté, dans ce genre d’affaire, ça n’a qu’un seul résultat : tu vas prendre le maximum.

— Lucie…

Je lui prends la main et je la fixe.

— Si ça n’est pas toi, ça sera moi. Mais ça sera personne d’autre.

Ma fille réalise qu’il ne lui suffira pas d’affirmer, ni même d’argumenter. Elle comprend qu’il n’y aura peut-être rien à faire et ça lui coupe tous ses moyens.

— Pourquoi tu me demandes ça, papa ?

J’ai retrouvé mon calme. Et j’ai un immense avantage sur elle, je sais ce que je veux. Je veux que ma fille soit mon avocate. J’y ai pensé sans cesse au cours des dernières heures. Pour moi, il n’y a pas d’autre solution. Ma décision est définitive.

— Je vais avoir soixante ans, Lucie. Ce que je joue là, c’est le temps qui me reste à vivre. Je ne veux pas confier ça à quelqu’un que je ne connais pas.

— Mais c’est pas une psychothérapie, papa, c’est un procès aux assises ! Il te faut un professionnel, un spécialiste !

Elle cherche ses mots.

— Moi, je ne sais pas comment ça marche, les assises, c’est très particulier. C’est… c’est…

— C’est ce que je te demande, Lucie. Si tu ne veux pas, je comprends, mais si ça n’est pas toi…

— Oui, tu me l’as déjà dit ! C’est du chantage !

— Absolument ! Je compte que tu m’aimes assez pour accepter de m’aider. Et si je me trompe, tu me le dis !

Le ton est monté et redescendu aussi vite. L’impasse. On ne se dit plus rien. Elle cligne des yeux nerveusement. Je pense qu’elle va céder. Le chemin est en train de se faire. J’ai mes chances.

— Il faut que j’y réfléchisse, papa, je ne peux pas te répondre comme ça…

— Prends ton temps, Lucie, rien ne presse.

Mais en fait, si, le temps presse. Il va falloir faire très vite tout un tas de démarches, le juge va réclamer un interlocuteur à la hauteur, je vais avoir besoin de conseils pour choisir ma ligne de défense, on va entrer dans des complications terribles…

— Je vais réfléchir. Je ne sais pas…

Lucie sonne. Elle ne peut rien dire d’autre. On se sépare rapidement. Je ne pense pas qu’elle me tienne rancune. Du moins pas encore.

34

Mon affaire a rapidement fait les gros titres. Y compris le journal de 20 heures, ce qui n’est pas bon vis-à-vis du juge, à qui la médiatisation va déplaire. Le surlendemain de mon arrestation, j’ai eu l’espoir qu’on se désintéresse de moi parce qu’un grand patron s’est retrouvé lui aussi en prison pour des malversations économiques portant sur un montant effarant (nous sommes dans la même maison d’arrêt, mais lui a droit au quartier VIP). Peut-être qu’ils sont un peu trop nombreux et que du coup, leurs affaires deviennent banales, en tout cas, la diversion a été de courte durée et l’attention des médias est très vite revenue vers moi. Mon histoire est plus médiatique que la sienne, parce que les gens qui peuvent s’identifier à un chômeur qui pète les plombs sont beaucoup plus nombreux que ceux qui ont des affinités avec un patron qui détourne six fois le montant de ses stock-options.

Les journalistes ont rapproché ma prise d’otages des faits divers américains dans lesquels des adolescents viennent mitrailler leurs professeurs et leurs copains de classe. J’apparais comme un type lobotomisé par le chômage. Un forcené. Les reporters ont interrogé mes connards de voisins (« Ah bah non, c’était un voisin très tranquille. Si on s’attendait… »), quelques anciens collègues (« Ah bah non, c’était un collègue très tranquille. Si on s’attendait… »), mon interlocuteur du Pôle emploi (« Ah bah non, c’était un chômeur très tranquille. Si on s’attendait… »). Ça fait drôle de faire l’unanimité à ce point. Ça donne l’impression d’assister à son enterrement, ou de lire sa propre nécrologie.

Côté Exxyal, on n’a pas manqué de s’exprimer.

Le héros de la journée, d’abord, Son Altesse Paul Cousin himself. Son courage lui a certainement permis de regagner la confiance de son entreprise. Réintégré. Exactement ce dont j’aurais rêvé pour moi-même. Je l’imagine déjà à Sarqueville pilotant un licenciement qui va toucher plus de trois cents familles, il va être parfait.

Face à la caméra, il est génial, comme face à moi à la fin de la prise d’otages : inflexible, implacable. Vertical. C’est un condensé des premiers calvinistes et des puritains du Nouveau Monde. Paul Cousin, c’est Torquemada version capitaliste. À côté de lui, la statue du Commandeur, c’est Mickey Mouse. Pas le genre à se répandre. Je le retrouve bien là. Comme lorsqu’il se dressait face à moi : direct au cœur du sujet. Il est parfait. « On ne peut pas tolérer que l’entreprise devienne le lieu de la criminalité. » Il risque une image : si tous les chômeurs prenaient en otage leurs employeurs potentiels… On imagine. On en tremble. Son message est clair : les cadres supérieurs ont une haute conscience de leur responsabilité et chaque fois qu’un délinquant s’apprête à s’en prendre à son entreprise, il doit s’attendre à trouver un Paul Cousin sur sa route. Effectivement, ça fait peur.