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En vedette américaine, le P-DG d’Exxyal, Alexandre Dorfmann. Il est « La Victime ». Sobre, attristé par cette épouvantable circonstance. Grandiose. Alexandre Dorfmann, qu’on se le dise, est un P-DG qui a tremblé pour ses cadres, un gars plein d’humanité. Lui, il s’est montré stoïque, c’est normal avec les responsabilités qu’il a, et s’il avait fallu donner sa vie pour ses employés, on le comprend clairement, il n’aurait pas hésité un instant. À mon égard, il a des mots très durs. J’ai menacé ses cadres supérieurs, le genre de truc qu’il ne pardonnera pas. Le sous-entendu est clair : les patrons ne sont pas prêts à se laisser emmerder par les cadres au chômage, même armés. On ne reculera pas. Ça promet pour le jour du procès.

Lorsqu’il s’exprime face à la caméra, j’ai l’impression que Dorfmann me fixe personnellement. Parce que derrière ce message, il y en a évidemment un autre : « Delambre, vous avez été très mal avisé de me prendre pour un con et je ne vais certainement pas attendre la fin de vos trente années de réclusion pour vous arracher les couilles ! » Ça promet pour mes prochains mois de captivité.

En le voyant me parler ainsi, je sais que je vais avoir très bientôt de ses nouvelles. Mais dans l’immédiat, je chasse cette idée, parce que le jour où ça va arriver, je ne sais pas du tout ce que je vais pouvoir faire pour m’en sortir.

Ensuite, le reportage s’est penché sur moi, sur ma vie, on a montré des plans des fenêtres de notre appartement, de l’entrée de l’immeuble. De notre boîte aux lettres. C’est bête, mais voir ainsi notre nom inscrit sur la petite étiquette jaunie qui date quasiment de notre installation me fait une peine immense. J’imagine Nicole cloîtrée à la maison, en train de parler au téléphone avec ses filles en pleurant.

Ça me déchire le cœur.

C’est incroyable comme nous sommes loin l’un de l’autre.

Lucie a expliqué à sa mère ce qu’elle devait faire ou dire lorsqu’elle est abordée par des journalistes au téléphone, à sa station de métro, au supermarché, sur le trottoir, dans la cage d’escalier, dans le couloir de son centre de doc, dans l’ascenseur. Aux toilettes de la cafétéria. Selon elle, si on ne répond à rien, les journaux vont nous oublier et ils ne reviendront plus qu’au procès, qu’il ne faut pas espérer avant au moins dix-huit mois. J’ai encaissé l’annonce de cette échéance avec courage. Évidemment, je fais des calculs. Je retiens le verdict le plus clément, je soustrais les remises de peine que je peux espérer, je retire la durée de la prison préventive. Le résultat fait encore une durée incroyablement longue. Jamais mon âge ne m’a semblé aussi lourd de menaces.

Du coup, grâce à la télé, à la maison d’arrêt, j’ai eu mon quart d’heure de notoriété : on commente mon affaire, chacun donne son avis, on m’interroge. Ici, tout le monde pense tout savoir, les uns estiment que je vais bénéficier des circonstances atténuantes, ce qui fait marrer ceux qui sont certains que je vais au contraire servir d’exemple pour contenir tous les chômeurs qu’une idée aussi saugrenue que la mienne pourrait visiter. En fait, chacun juge mon affaire à l’aune de la sienne, en fonction de ses espoirs et de ses peurs, de son pessimisme ou de son volontarisme. C’est ce que chacun appelle de la lucidité.

La maison d’arrêt porte bien son nom. Ici, hormis les trafics en tous genres, toute la vie s’arrête, ou à peu près. La seule chose qui continue d’évoluer, ce sont les effectifs : on devrait être quatre cents détenus, on est sept cents. Et si on prend les chiffres exacts, ça fait même pas loin de 3,8 prisonniers par cellule. Autant dire qu’il faut un miracle pour ne pas vivre à quatre dans une cellule de deux. Les débuts ont été difficiles : en huit semaines, j’ai changé onze fois de cellule ou de compagnons. On n’imagine pas qu’une population aussi sédentaire puisse être aussi instable. J’ai eu de tout dans ma cellule, des violents, des dingues, des déprimés, des fatalistes, des braqueurs, des drogués, des suicidaires, des drogués-suicidaires… C’est comme si la prison me proposait la bande-annonce.

Ici l’atmosphère est assez industrieuse. Tout s’achète, se vend, se troque, s’échange et s’évalue. La prison, c’est la bourse permanente des valeurs élémentaires. Mon groin de cochon m’a été de bon conseil : après, je n’ai plus rien gardé à moi et j’ai réduit ma garde-robe à deux ensembles extrêmement moches que je porte en alternance une semaine sur deux. Je fais profil bas.

C’est Charles qui me conseille.

En dehors des filles, je veux dire de Nicole et Lucie, c’est le premier à avoir pris contact avec moi. Charles reçoit mes lettres en trois jours maximum, mais quand c’est lui qui m’écrit, il faut plus de quinze jours pour que ça m’arrive parce que mon courrier passe par le bureau du juge, qui filtre et qui laisse passer quand il a le temps. Je vois bien mon Charles dans sa voiture, son bloc posé sur le volant. J’imagine sans peine son haleine dans l’effort. Ça doit être spectaculaire. Dans sa première lettre, il m’écrit : « Si tu me réponds mais te sens pas obligé dis-moi si Morisset est toujours là Georges Morisset c’est un mec bien je le connais de l’époque où j’ai été à ta place. »

Lire la littérature de Charles, c’est un peu comme suivre sa conversation. Il ne met pas de ponctuation, tout au kilomètre, au fil de la pensée.

Un peu plus loin : « Je vais venir te voir bientôt c’est pas que je ne peux pas on peut toujours quand on veut mais ça me rappelle des moments pénibles je préfère pas mais comme j’ai aussi envie de te voir je vais venir quand même. » L’avantage de sa prose, c’est qu’on suit bien l’évolution de sa réflexion.

Le Georges Morisset dont il me parle est un des surveillants dont la réputation est la meilleure. Il a gravi tous les échelons de la pénitentiaire, un par un. J’ai expliqué à Charles qu’il est maintenant major et dans sa dernière lettre il m’écrit : « Morisset major ça ne m’étonne pas parce que c’est un bosseur il en veut et il en a les moyens tu vas voir il ne va pas en rester là je serais pas surpris qu’il passe le concours de lieutenant tu vas voir. »

Il y a encore quelques lignes admiratives. Charles est littéralement extasié devant l’ascension obstinée du major Morisset. Il a fallu que je vienne en prison pour apprendre que mon meilleur, en fait mon seul copain y est déjà allé deux fois. Et c’est ici qu’il a d’abord été incarcéré. Je n’ai évidemment pas demandé à Charles ce qu’il avait fait. Ça n’est pourtant pas l’envie qui me manquait.

Dans son courrier, Charles m’écrit aussi : « Comme je connais un peu les lieux peut-être que je peux t’aider à comprendre comment ça marche parce qu’au début forcément on est un peu paumé et ça arrive qu’on se fasse péter la gueule dès qu’on arrive alors que quand on sait des fois on peut arriver à éviter les problèmes les plus emmerdants. »

La proposition ne tombait pas mal parce qu’on venait juste de me poser deux points de suture supplémentaires à l’arcade sourcilière gauche, à la suite d’un petit différend à caractère sexuel dans les douches avec un bodybuilder un peu primaire que mon âge n’avait pas découragé. Charles est devenu mon mentor et je suis ses conseils à la lettre, c’est le cas de le dire.

Le conseil sur les vêtements, c’est lui, ainsi qu’un tas d’autres petits trucs qui permettent de garder l’essentiel de son plateau-repas, de ne pas s’aventurer par mégarde dans les « zones réservées » des différents clans dont l’étendue et l’emplacement varient selon des règles coutumières assez mystérieuses, de ne pas se faire piquer aussitôt ce qu’on achète ou de ne pas se faire trop rapidement virer de sa couchette par les nouveaux entrants.