Charles m’a aussi expliqué que le plus grand risque, du fait que je me suis fait casser la gueule deux fois de suite, c’est d’être perçu comme un souffre-douleur, le type à qui on peut démonter le portrait.
« Il va falloir enrayer ça et renverser la vapeur et là il y a deux solutions la première c’est de casser la gueule au plus costaud de la section et si ça ne marche pas ou que tu ne peux pas le faire et sans offense je pense que ça sera ton cas il faudra trouver une protection quelqu’un qui te fasse respecter. »
Il a raison, Charles. Ce sont des stratégies de chimpanzé, mais c’est la prison qui conduit à ça. Je vis avec cette idée en tête et je me suis mis à reluquer les gros bras en me demandant de quelle manière je pourrais obtenir la protection de l’un d’eux.
J’ai d’abord jeté mon dévolu sur Bébétâ. C’est un Black d’une trentaine d’années qui a dû être lobotomisé très jeune et qui, depuis, ne fonctionne plus que sur le mode binaire. Quand il soulève de la fonte, il ne connaît que deux ordres : lever/reposer, quand il mange : mâcher/avaler, quand il marche : pied droit/pied gauche, etc. Il est en attente de jugement pour avoir tué un maquereau roumain à coups de poing (lancer le poing/ramener le poing). Il mesure près de deux mètres et si on enlève les os, il doit rester plus de cent trente kilos de muscle. Les relations avec lui sont basées sur des principes assez proches de l’éthologie. J’ai effectué une première approche mais, rien que pour mémoriser mon visage, il va lui falloir plusieurs semaines. Qu’il retienne un jour mon nom, je n’espère même pas. Les premiers contacts se sont bien passés. J’ai réussi à créer un premier réflexe conditionné : il sourit quand il me voit approcher. Mais ça va être long, très long.
Ce que m’a dit Charles du major Morisset était resté en stand-by quelque part dans ma tête, je ne savais pas pourquoi. Dans la journée, je me surprenais à penser à lui ou à l’observer quand il passait près de ma cellule ou dans la cour à l’heure de la promenade. C’est un homme de cinquante ans, rondouillard mais costaud, on sent qu’il est dans la pénitentiaire depuis longtemps et que si ça doit arriver, l’affrontement ne lui fait pas peur. Il détaille tout d’un œil très exercé. Je l’ai vu interpeller Bébétâ qui doit peser le triple de son poids. Bien sûr, il représente l’autorité, mais il y avait, dans sa façon de lui parler, de lui expliquer ce qui ne lui plaisait pas, quelque chose qui m’intriguait. Même Bébétâ a saisi que cet homme incarnait l’autorité. C’est là que j’ai eu l’idée.
J’ai foncé à la bibliothèque, j’ai cherché le programme du concours de lieutenant de la pénitentiaire. J’ai vérifié que mon intuition ne m’avait pas trompé et que j’avais une petite chance de réussir.
— Alors, major, ce concours…? Pas facile, à ce que j’ai entendu dire.
La promenade. Le lendemain. Il fait beau, les détenus sont calmes, le major n’est pas le genre à jouer avec son bâton. Il fume des cigarettes blondes avec une attention infinie, comme si chacune coûtait quatre fois son salaire annuel. Il tient sa cigarette entre le pouce et l’index et la couve avec une dévotion de jeune mère, c’est assez étonnant.
— Non, pas facile, répond le major en soufflant délicatement sur son filtre, où une petite cendre est venue se poser.
— Et à l’écrit, vous choisissez quoi, la dissertation de culture générale ou la note de synthèse ?
Là, son regard quitte sa clope pour monter jusqu’à moi.
— Comment vous savez ça, vous ?
— Oh, ces concours administratifs, je les connais bien. Pendant des années, j’ai donné des cours à des gens qui en préparaient de toutes sortes, de ces concours. Au ministère de la Santé, au ministère du Travail, dans les préfectures. Les programmes se ressemblent beaucoup. C’est toujours à peu près la même problématique.
Le coup de la « problématique », j’ai eu peur de l’avoir risqué trop tôt. L’impatience. J’ai failli me mordre les lèvres, mais j’ai réussi à me réfréner. Le major est revenu à sa cigarette, il est resté longuement silencieux. Puis il a dit, en lissant de l’ongle la couture sur le filtre :
— La note de synthèse, c’est pas mon fort.
Bingo. Delambre, tu es un génie. Tu vas peut-être t’en prendre pour trente balais, mais côté manipulation, tes années de management sont rentabilisées. J’ai laissé passer quelques secondes puis j’ai repris :
— Je comprends. Le problème, c’est que la dissertation, presque tous les candidats vont la choisir. Parce que presque tous les candidats sont comme vous, ils ont peur de la note de synthèse. Alors, forcément, ceux qui font le calcul inverse se démarquent aux yeux des correcteurs. Ils partent avec un handicap favorable. Ils ont raison d’ailleurs, parce que la note de synthèse, quand on a compris comment ça marche… C’est même moins difficile que la dissertation. C’est plus carré.
Ça l’a fait réfléchir, le major Morisset. Je me suis dit que ce type n’était pas bête et que je n’avais pas intérêt à insister, sous peine de perdre le petit bénéfice que j’avais gagné. J’ai dit :
— Bon, allez major, bon courage.
Et je suis revenu dans la cour. J’ai bien espéré qu’il allait me rappeler, mais il ne s’est rien passé. À la sonnerie, je me suis mis en rang avec les autres.
Quand je me suis retourné, le major Morisset avait disparu.
35
Ce début d’été est très chaud en prison. L’air ne circule pas, les corps transpirent, l’atmosphère s’alourdit, les gars deviennent encore plus agressifs, électriques. L’esprit de la prison a commencé à me ronger comme un cancer. Je ne sais pas comment je vais survivre à l’angoisse de finir mes jours ici.
Deux fois par semaine, je corrige la note de synthèse du major Morisset. C’est un bosseur. Chaque mardi et chaque jeudi, il prend trois heures sur ses RTT pour rédiger son devoir dans les conditions du concours. Par bonheur pour moi, il est encore loin du compte et sa technique est déplorable. Mon approche destinée à faire la différence avec tous les autres candidats l’a totalement séduit.
Le dernier sujet que je lui ai donné portait sur l’état des prisons en France. Un rapport de l’Observatoire européen contre la torture (rien que ça) s’est penché sur nos prisons. Quand je l’ai proposé au major, il m’a demandé si je me foutais de sa gueule. Mais il sait bien que c’est ce genre de sujet qui risque de sortir au concours. Je fais en sorte de distiller mes conseils très progressivement, pour qu’il ait besoin de moi le plus longtemps possible. Il est très content de ce que je fais. Deux fois par semaine, il me convoque dans son bureau et on travaille la technique. Je lui donne des plans, je le conseille sur la structure de ses devoirs. Comme il ne peut rien espérer de l’administration, il a acheté sur son argent un tableau papier et des feutres. On travaille par séances de deux heures. Quand je sors de son bureau, certains détenus me demandent en rigolant si le major m’en a mis plein le cul ou si je l’ai bien sucé jusqu’au bout, mais je m’en fous : le major Morisset est respecté, tout le monde sait très bien à quoi s’en tenir avec lui et avant tout, j’ai trouvé ma protection. Pour le moment.
Avec Lucie aussi, j’ai fait le bon choix. Elle est très active. Elle a évidemment du mal devant le juge, un peu sceptique de voir une avocate aussi inexpérimentée se lancer dans une affaire aux assises. Elle doit travailler beaucoup, parce qu’à chaque entrevue avec le juge elle apporte les réponses aux questions qui se sont posées, donne sa position, elle prend des tonnes de notes, cite des jurisprudences, son visage est presque aussi fatigué que le mien alors que nous en avons encore pour des mois et des mois. La lenteur de l’instruction lui convient bien parce qu’elle doit se mettre à niveau. Elle a obtenu l’aide d’un certain maître Sainte-Rose, dont elle me parle régulièrement. Quand je doute ou quand je commence à ergoter, elle l’utilise comme un argument d’autorité, ce doit être une sommité. Moi, ça ne me fait aucun effet. Il a beau s’y connaître, ce n’est pas lui mon avocat. Mon affaire, pour lui, c’est de la théorie. Il paraît qu’il a une très grande expérience et qu’il sait y faire. J’aimerais bien qu’il vienne donner des explications théorétiques au codétenu qui, depuis qu’il est arrivé, bouffe la moitié de mon plateau dans l’indifférence des deux autres.