Lucie se donne un mal incroyable. Je pense que même au cours de ses études, elle n’a jamais été obligée de travailler autant, jamais elle n’a eu une telle pression.
C’est à elle de sauver son père, comme dans les tragédies. Et je n’ai confiance qu’en elle. C’est un drame en soi.
Ce qui l’inquiète, c’est l’affaire des Messageries pharmaceutiques.
— Les parties civiles vont rappeler que tu as allongé ton contremaître d’un coup de tête quelques jours avant de prendre tous ces gens en otages. Il a eu dix jours d’arrêt. Tu vas passer pour un homme violent.
Elle dit ça à un type qui a braqué une douzaine de personnes avec un 9 mm…
Je risque :
— Quelle que soit la manière dont tu t’y prendras…
— C’est possible, dit-elle en fouillant dans son dossier jaune, celui du procès des Messageries. Mais si ton ancien employeur retirait sa plainte, ce serait plus facile. Sainte-Rose dit qu…
— Ils ne le feront jamais. Ils m’ont même baisé la gueule en m’extorquant des aveux. Ils ne sont pas du genre à abandonner une carcasse : tant qu’il y aura à bouffer dessus…
Lucie a trouvé le document qu’elle cherchait.
— Maître Gilson, dit-elle.
— Mouais…
— Maître Christelle Gilson ?
— Peut-être, je ne sais pas, on n’est pas vraiment intimes…
— Moi si.
Je la regarde.
— J’ai une copine de fac qui s’appelait comme ça. Alors, je me suis renseignée. C’est bien elle.
Mon cœur fait un bond.
— Une bonne copine ?
— Ah oui, j’étais même sa meilleure copine.
Lucie grimace avec embarras.
— Du genre de celles qui vous piquent votre fiancé.
— Qui a piqué le fiancé ?
— Moi.
— C’est pas vrai… Tu n’as pas fait ça !
— Excuse-moi, papa, mais à l’époque, je ne pouvais pas savoir que mon père deviendrait un braqueur que je dois défendre aux assises et que…
— Pop pop pop pop !
J’ai levé les mains en signe de reddition. Lucie se calme.
— D’ailleurs, je lui ai rendu un service. C’était un vrai con.
— Bah oui, mais c’était son con à elle.
C’est bien le genre de dialogue que nous avons, Lucie et moi.
— Bref, conclut-elle, il va falloir que j’aille la voir.
Lucie m’explique que si elle ne parvient pas à convaincre son ancienne meilleure copine d’intercéder en notre faveur auprès de son client pour qu’il retire sa plainte et sa réclamation de dommages-intérêts, il faudra que je tente la même manœuvre sur Romain, qui est le principal témoin. Je ne dis rien. Je fais celui qui comprend mais pour le moment, je préfère que Romain soit officiellement considéré comme un adversaire. Ça masque le fait qu’il m’a donné un très gros coup de main. Je n’ai aucune envie qu’on ébruite notre complicité.
Au cours de nos entretiens, elle me donne des nouvelles de sa mère, qui est bien seule. Au début j’ai réussi à l’appeler au téléphone. Lucie me dit qu’elle s’inquiète parce que je ne le fais plus. Je prétends que maintenant c’est plus difficile. En fait, c’est parce que quand j’appelle Nicole, rien que le son de sa voix me donne envie de pleurer. C’est insurmontable.
Lucie affirme que sa sœur, Mathilde, va bientôt venir me voir. Je n’y crois pas une seconde. Et ça m’arrange, parce que je redoute le moment où je vais devoir l’affronter.
C’est dur d’avoir honte de soi devant ses enfants.
Alors j’ai commencé à écrire mon histoire. Ça n’est pas facile, parce qu’il faut de la concentration et qu’ici, où que vous alliez, la télé hurle du matin au soir. À 20 heures, c’est la cacophonie, chaque détenu augmente le son pour écouter son journal télévisé préféré. Les grands titres se chevauchent dans la plus totale confusion. France 2 : « Avec 1,85 million d’euros annuels, les grands patrons français sont les mieux payés d’Europe » se superpose à TF1 : « Le chômage devrait atteindre les 10 % en fin d’année ». C’est un beau bordel, mais on voit quand même bien la tendance générale.
Il est quasiment impossible d’échapper au flot continu des séries, des clips, des jeux, ça vous martèle le crâne, ça vous suit partout, la télé finit par faire partie de vos fibres. Je supporte mal les bouchons d’oreille, j’ai acheté un casque antibruit. Et comme j’ai oublié de préciser la couleur, j’ai hérité d’un casque d’un orange vif. J’ai l’air d’un type qui guide les avions sur les aéroports, les mecs m’appellent « l’aiguilleur du ciel », mais ça ne fait rien, je travaille mieux grâce à ça.
Je ne suis pas un très bon rédacteur, j’ai toujours été meilleur à l’oral qu’à l’écrit. (Je compte un peu sur cette qualité lors du procès, même si Lucie me dit que je devrai la laisser parler à ma place et dire uniquement ce que j’aurai appris par cœur quelques heures avant le début des audiences.) Je n’écris pas mes Mémoires, je tente seulement de rendre compte de mon histoire. Je le fais pour Mathilde principalement. Encore que je le fasse aussi pour Nicole, qui ne comprend pas tout ce qui nous arrive. Et pour Lucie, qui ne sait pas tout. Mon histoire, c’est incroyable comme je la trouve banale, vue comme ça. Pourtant, c’est original. Tout le monde ne vient pas aux tests d’embauche avec un Beretta chargé à balles réelles.
C’est peut-être un tort d’ailleurs. Ça va sûrement en faire réfléchir plus d’un.
36
Depuis que je suis ici, depuis la première apparition d’Alexandre Dorfmann à la télévision le lendemain de la prise d’otages, je m’inquiète de n’avoir aucune nouvelle d’Exxyal.
C’est anormal.
Ils ne peuvent pas rester silencieux pendant des mois et des mois.
Je me disais justement ça quand j’ai reçu des nouvelles, aujourd’hui vers 10 heures, en entrant à la buanderie.
Le détenu qui s’occupe du linge prend mon ballot et disparaît dans les entrailles du local.
Et quelques secondes après, c’est l’immense Bébétâ qui revient à sa place. Je lui souris et je lève la main droite, comme pour dire « je le jure », c’est ce que je lui ai appris pour dire bonjour. Mais j’ai la puce à l’oreille quand je vois, derrière lui, se profiler la silhouette de Boulon. Le type qu’on appelle Boulon est bien plus petit que Bébétâ mais nettement plus inquiétant. Un pervers. Il tient son nom de son arme favorite, le lance-pierres, un truc très sophistiqué avec un repose-bras élastique tubulaire dans lequel il remplace les cailloux par des boulons. Quand il était en liberté, il portait des boulons de toutes les tailles dans ses différentes poches et il pouvait atteindre avec précision des cibles à des distances incroyables. Son dernier exploit est d’avoir collé un boulon de 13 en plein milieu du front d’un homme à près de cinquante mètres. Le boulon s’est planté au milieu du cerveau. Propre et net. Il est connu pour quelques atrocités sans nom, mais il se vante de n’avoir jamais fait couler une goutte de sang. Au fond, malgré les apparences, il a peut-être le cœur pointu.